Après l’invasion de l’Ukraine, le spatial européen face à la question de son autonomie
Publié le - par Barbara Vignaux
La mission ExoMars à réinventer ; la suspension des lancements par les fusées Soyouz depuis le Centre spatial guyanais, à Kourou ; des projets industriels et scientifiques retardés : une fois passé le choc des annonces consécutives à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quelles pourraient être les conséquences à plus long terme pour le spatial européen ?
« On n’a pas fini de dresser la liste des conséquences en cascade de l’interruption des liens avec la Russie, estime la spécialiste des politiques spatiales Isabelle Sourbès-Verger (CNRS) : on découvre aujourd’hui à quel point, dans l’industrie spatiale, les choses sont imbriquées ». Un exemple parmi d’autres, celui du lanceur européen Vega-C, le pendant « léger » d’Ariane 6 – il partage d’ailleurs son booster avec ce lanceur lourd, d’où le « C » accolé à son nom (pour « commun »). L’étage supérieur de Vega-C, comme c’est déjà le cas pour le lanceur actuel Vega, doit être construit par l’acteur historique ukrainien Ioujnoïe. Comment cette fusée sera-t-elle désormais fabriquée ?
Lancements retardés
À cette première interrogation, pour l’heure sans réponse, s’ajoute celle liée à la suspension des lancements par des fusées Soyouz depuis le Centre spatial de Kourou. Quand et comment seront finalement lancés les modules manquants de la constellation européenne de géolocalisation Galileo, le satellite militaire français CSO-3, la mission cosmologique Euclid ? S’agissant d’Euclid, le télescope spatial européen d’étude de la matière et énergie noires, il devrait être lancé par Ariane 6 en avril 2023.
Pour le reste, les Européens sont contraints, dans un premier temps, de se tourner vers les États-Unis – les seuls dont la taille de l’industrie spatiale permette de pallier rapidement au retrait du partenaire russe. De fait, la constellation britannique OneWeb sera finalement lancée par des lanceurs de SpaceX et non par les lanceurs Soyouz commercialisés par Arianespace. Quant au satellite EnMAP de l’Agence spatiale allemande, destiné à observer l’environnement terrestre, il a également été lancé le 1er avril par... SpaceX.
À moyen terme, l’Agence spatiale européenne (ESA) dit parier sur la future fusée Ariane 6, dont le montage est en cours près du pas de tir de Kourou. Mais pourra-t-elle prendre en charge les lancements initialement prévus avec les Soyouz, alors qu’elle a déjà un plan de charge ? La réponse est d’autant plus incertaine que les satellites sont adaptés à leurs lanceurs : on ne peut pas aisément changer in extremis le lanceur d’un satellite. En outre, le vol test d’Ariane 6, dit « de qualification », n’a pas encore eu lieu : il est prévu pour le second trimestre de cette année.
Vers plus de souveraineté européenne ?
Pour ExoMars, les plans alternatifs restent à l’étude, depuis l’abandon pur et simple de la mission jusqu’à la version « 100% européenne ». Le lancement par Ariane 6 aura-t-il lieu en 2024, 2026 ou même 2028 ? Sur quelle plate-forme d’atterrissage, au prix de quelles adaptations du rover européen Rosalind Franklin ? Quel sera le coût de la « mise en hibernation » de ce rover, qui vient tout juste d’être achevé, puisque le lancement était prévu à l’automne ? Voici de nouvelles questions auxquelles des réponses sont attendues dans les prochains mois.
À plus long terme, c’est la question de la « souveraineté spatiale » qui est posée, résumée en ces termes par Isabelle Sourbès-Verger : « Doit-on viser le contrôle total de la chaîne d’acquisition de la totalité des composants de nos fusées ? Autrement dit, peut-on continuer, ou pas, à prendre le risque de l’interdépendance ? Et si oui, à quel coût ? » La question se posait d’ailleurs dès avant l’invasion de l’Ukraine. Ainsi, en janvier 2022, lors de ses vœux à la presse, Josef Aschbacher, le directeur général de l’ESA, plaidait en faveur d’une autonomie accrue en matière de vols habités et de moyens financiers accrus pour ce faire. Il faudra attendre le prochain Conseil ministériel de l’ESA, fin 2022, pour savoir si les moyens octroyés sont à la mesure d’une telle ambition.
Des cartes rebattues au niveau mondial
« On se trouve à un tournant, avec de grands acteurs soucieux d’une plus grande indépendance les uns vis-à-vis des autres », observe Jean-Claude Worms, directeur exécutif du Comité pour la recherche spatiale internationale (COSPAR), créé en pleine Guerre froide pour offrir un canal de communication neutre sur l’exploration spatiale. Certes, « l’indépendance totale en matière de spatial n’existe pas vraiment, car les acteurs sont très interconnectés, ajoute-t-il, mais une plus grande autonomie de l’Europe est certainement souhaitable ».
L’Europe n’est pas la seule concernée par cette nouvelle donne. Avec des entreprises soutenues par l’Organisation indienne pour la recherche spatiale (ISRO), l’industrie du géant indien pourrait développer des lanceurs et offrir ses services à d’autres, gagnant ainsi une place nouvelle sur le marché international – la Chine également.
De son côté, la Russie va sans doute être pénalisée par son isolement : « Le spatial russe a beaucoup bénéficié du monde occidental », rappelle Isabelle Sourbès-Verger, notamment pour la conception et la fabrication de satellites commerciaux et scientifiques. Certes, un premier train de sanctions adopté après l’annexion de la Crimée, en 2014, lui a permis d’accroître un peu son autonomie, mais son secteur spatial est moins performant qu’à la fin des années 1980. En outre, en-dehors de la Chine, elle n’a aujourd’hui plus de partenaire à son échelle. Elle serait donc la grande perdante du conflit. Et avec elle, une « coopération scientifique internationale » qui avait su surmonter jusqu’à la crise des missiles et constituait jusqu’à présent rien moins que « l’ADN du spatial », selon les termes un brin désabusés d’Isabelle Sourbès-Verger.