Sucre, une poudre blanche qui rend accro ?
Avec Serge Ahmed, directeur de recherche (CNRS) à l’Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux, et Sarah Coscas, psychiatre addictologue au Centre d’étude, de recherche et de traitement des addictions à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2012
Durée : 32min36
Accessibilité : sous-titres français
Sucre, une poudre blanche qui rend accro ?
Un plateau, deux invités, seuls devant les caméras, pour une conversation qu'ils mèneront comme ils l'entendent. Le débat et vice-versa Sucre, une poudre blanche qui rend accro ? On commence par vous. Qui êtes-vous ? Je m'appelle docteur Sarah Coscas, je suis psychiatre addictologue au centre d'étude, de recherche et de traitement des addictions de l'hôpital Paul Brousse à Villejuif. Je m'occupe des addictions de tout type, notamment avec substance, et je suis responsable de l'unité d'hospitalisation pour sevrage. Même question, qui êtes-vous ? Je suis Serge Ahmed, je suis directeur de recherche au CNRS, je travaille à l'université de Bordeaux. Mes recherches portent sur les addictions aux drogues et récemment, je me suis intéressé à l'addiction au sucre et la grande question à laquelle j'essaie de répondre c'est quels sont les points communs entre addiction aux drogues et addiction au sucre. Top chrono, vous avez maintenant 30 minutes pour converser. Mais avant le débat, petit préambule. Sucre, une poudre blanche qui rend accro ? Alors c'est vrai que lorsqu'on compare les substances entre elles, le sucre en poudre blanc très fin et la poudre de cocaïne, il y a pas beaucoup de différence. Mais la question qui se pose, c'est effectivement, est-ce que le potentiel addictif de la cocaïne on le retrouve également avec le sucre ? Il y a des données actuellement qui permettent de penser que certaines personnes peuvent développer une addiction au sucre, mais la grande question bien sûr, c'est est-ce que on doit en faire un problème de santé publique à la mesure du problème de santé publique que l'on a avec les autres drogues comme la cocaïne et l'héroïne ? C'est justement le juste milieu, où est-ce qu'on met le terme addiction dans cette problématique. C'est la question que je vous pose justement à travers cette comparaison. Tout à fait. Moi je pense qu'on va trop vite sur ce terme-là. On est plus dans un usage qui pose des problèmes mais on n'est pas forcément dans une dépendance. Le risque aujourd'hui c'est, bien sûr qu'on voit que sur le plan industriel il y a plus de sucre dans l'alimentation, qui doit favoriser certainement une surconsommation de certains produits, mais on peut pas non plus... Mais est-ce que là on n'a pas hérité justement de, on va dire d'une situation historique ? C'est-à-dire, on donne du sucre à nos enfants et donc du coup on a tendance comme ça, finalement, à considérer, presque au départ, l'idée que le sucre n'est pas addictif. Un sucre ou des sucres ? Donc il existe plusieurs formes de sucre, bien sûr. Donc nous avons les sucres simples, le saccharose, le glucose, le fructose, et les sucres plus complexes, les sucres dits lents comme l'amidon, le cellulose – la cellulose. Nous, nous allons parler ensemble au cours de ce débat essentiellement du saccharose qui est finalement le sucre raffiné que l'on va rajouter dans de nombreux produits de consommation et que finalement sur lequel on pense qu'il pourrait y avoir le développement d'une addiction. D'une dépendance. Ce qui nous intéresse dans le terme d'addiction, c'est la recherche d'effet plaisir et l'effet plaisir on le retrouve dans ce goût sucré, on le trouve dans ces sucres simples comme le fructose ou le glucose et c'est notamment ceux qui vont poser problème sur le plan somatique. Donc en effet ne parlons pas de tous les sucres. Ce qui va poser problème, c'est ce goût sucré qui va être initié dès l'adolescence, dès l'enfance avec du sucre systématique, des yaourts forcément sucrés, du lait forcément sucré, des boissons sucrées. On n'habitue pas nos enfants à boire tout simplement de l'eau ou des yaourts natures. Effectivement dans cette composante de plaisir, on a deux éléments importants. Le goût sucré et ses propriétés hédoniques. Pourquoi ? Parce que nous avons des récepteurs au saccharose mais également au glucose qui, une fois qu'ils sont stimulés, vont activer directement le système de récompense du cerveau, c'est-à-dire les neurones à dopamine. Tout le monde connaît les neurones à dopamine. Dopamine : Neuromédiateur du plaisir et de la récompense, que le cerveau libère lors d'une expérience qu'il juge « bénéfique ». Ce sont les neurones sur lesquelles agissent également les drogues. Mais on a également une deuxième composante, donc avec passage du glucose sanguin, ce glucose va aller agir au niveau du cerveau, et à travers l'hypothalamus, va aller activer également le système de récompense, mais 10 à 15 minutes après cette première sensation hédonique. C'est là où entre en jeu peut-être la notion d'addiction. On a une double activation du système de récompense, avec des concentrations en sucre dans des produits d'alimentation avec des teneurs qui sont tout à fait artificielles. Et donc du coup, finalement on a peut-être une suractivation artificielle. Ça serait comme une sorte, finalement de shoot. Mais encore une fois on est dans des termes qui me semblent un peu disproportionnés par rapport à ça et donc du coup on n'aurait plus le droit, dans une société où on n'aurait plus le droit d'avoir du plaisir. Avoir du plaisir c'est forcément un shoot, l'interdit. Il faut pas oublier que les addictions sont définies par des dommages. Tout à fait. C'est pas seulement la consommation en aigu. Si cette consommation en aigu provoque du plaisir et même fait un shoot, en plaisir, en dopamine, l'important, si c'est une maladie ou si c'est une addiction, c'est qu'il y a des dommages collatéraux et que ça entraîne des conséquences sur le plan de la santé... J'entends bien, j'entends bien. On est tout à fait d'accord là-dessus. Mais ce qu'il faut pas oublier c'est que, on va dire, cette stimulation récompensante, justement elle a un goût – on y revient. Mais comme nous sommes des êtes humains et nous devons, grâce à notre cortex frontal gérer les interdits, les inhibitions, les activations, et c'est pour ça que nous sommes les êtes humains. Sinon le monde ne tournerait pas rond. Mais comme vous le savez, nous ne sommes pas tous égaux face à la récompense. Tout à fait, c'est là où intervient éventuellement... C'est là où je voudrais rajouter finalement... Le message, bien sûr. Ces autres facteurs. C'est-à-dire que nous avons, et c'est vrai pour la cocaïne, pour l'héroïne pour le tabac, pour l'alcool, nous avons d'un côté, on va dire une super récompense, et de l'autre côté nous avons des individus vivant dans des contextes et certains individus dans certains contextes, exposés à ces super récompenses... Certains individus, dans certains contextes, et le risque c'est que là on dit, l'addiction au sucre, tout le monde est addict au sucre. Je pense qu'il faut quand même parler d'une certaine partie de la population qui va avoir une certaine sensibilité. Donc notamment ceux qui ont une fragilité psychologique qui ont des troubles de la personnalité, des difficultés à gérer ces émotions, soit une extrême timidité, soit au contraire une hyperactivité, une tendance à l'impulsivité, qui va utiliser les substances pour justement gérer ses émotions. Je pense qu'on est plus dans cette problématique-là. C'est-à-dire notamment nos patients addicts, à d'autres substances qui vont être plus attirés, notamment c'est ce qu'ils nous décrivent. Lorsqu'on a des patients hospitalisés pour sevrage, notamment alcool ou autre, la première semaine, ils se ruent sur le sucre et tout ce qui est gâteau... Ça c'est les personnes dépendantes aux opiacées en particulier ? À l'héroïne ? On entend plutôt ça chez des personnes dépendantes à l'alcool qui contient du sucre, comme on le sait. Oui, c'est plutôt chez ces patients-là. Mais en général, de manière générale, la période du sevrage est une période de fragilité psychologique et les gens ont tendance à... Donc le sucre serait un substitut des drogues ? Oui. Chez ces personnes-là. Mais pendant un laps de temps et sans forcément de dommages, au contraire, ça permet justement une sorte de passerelle. D'accord. Donc on est d'accord là-dessus, qu'il faut la substance, il faut un substrat individuel, et il faut également un contexte particulier. Et les trois réunis ensemble conduisent éventuellement à une addiction, même si on comprend pas encore tous les rouages qu'il y a derrière ça. On est d'accord là-dessus ? Tout à fait. Mais néanmoins, cette addiction au sucre existe bel et bien. C'est un comportement de consommation difficile à contrôler qui est orienté vers des produits riches en sucre. Mais qui ne touche bien sûr pas tous les consommateurs de sucre. Mais ça ça pose donc la question suivante : c'est quelle est finalement la proportion d'individus vulnérables vis-à-vis du sucre par rapport aux autres drogues, comme la cocaïne, l'héroïne ou la tabac, ou l'alcool. Est-ce qu'aujourd'hui on peut mesurer, tenter de mesurer le potentiel addictif du sucre par rapport à ces autres, finalement substances « super récompense » ? Là on rentre dans les facteurs de risque individuels, liés à l'individu. On sait qu'il y a des facteurs de risque psychologiques, liés à la personnalité, aux troubles psychiatriques, notamment les troubles de l'humeur, la schizophrénie, les troubles anxieux. Tout ça c'est des facteurs de risque individuels de chaque individu face à une substance, qui peuvent être aussi une fragilité d'ordre somatique (des individus diabétiques vont peut-être aussi être plus attirés aussi par le sucre). Donc ça, ça se mesure un peu au cas par cas. En tout cas c'est important de mesurer ces facteurs de risque pour pouvoir intervenir le plus précocement possible, face à ces individus. À la fois une certaine tolérance, parce que moi je rencontre des gens qui sont plutôt addicts à des substances psychoactives, type alcool, cocaïne, opiacées, - ne pas passer d'une substance à une autre et du coup prendre 20 kg à la suite du sevrage. Voilà, on est dans la prévention à ce moment-là pour ces individus fragiles. Du coup je reviens à la question que je vous posais tout à l'heure concernant la comparaison du potentiel addictif du sucre, du saccharose avec ces autres substances qui ont également des effets psychoactifs, peut-être plus puissants que le saccharose, est-ce qu'aujourd'hui on peut finalement comparer ces potentiels addictifs ? Par exemple, prenons la cocaïne. Nous savons que sur 100 usagers, environ 15 vont développer une dépendance à la cocaïne. Qu'en est-il du sucre ? Qu'en est-il des nourritures contenant de fortes teneurs en sucre ? Ce qui est extrêmement difficile, on peut pas donner de chiffre puisque le sucre, on en a dès la petite enfance. Alors on va dire à partir de quand un bébé – voilà, aujourd'hui on a des études sur les rats mais on n'a pas d'études sur l'homme pour savoir à partir de quand son pouvoir addictogène – on sait, voilà que parfois, au bout d'une seule consommation de cocaïne on peut avoir quelqu'un qui va devenir accro. Souvent lorsqu'on interroge les consommateurs de tabac, lorsqu'on leur demande quelle est votre première consommation de tabac, elle est souvent très proche de la consommation quotidienne qui va un peu nous aiguiller sur la dépendance. C'est extrêmement difficile de savoir quelle est votre première consommation de sucre, à l'individu à qui on va demander. En tout cas ce qui est certain c'est que son pouvoir addictogène est nettement inférieur au tabac, à la cocaïne, à l'héroïne. Je pense qu'on est très loin de tout ça. Comment on peut dire ça justement ? Comment vous pouvez dire ça ? Parce que tout le monde n'est pas addict au sucre, tout le monde n'a pas de problème avec le sucre, alors que tout le monde a été confronté au sucre très, très tôt. Et là on sait que le facteur de risque le plus important pour devenir dépendant ou être abuseur d'une substance, c'est l'usage précoce. Très bien mais comment peut-on dire que le sucre est moins, largement moins addictogène que les substances comme la cocaïne ou l'héroïne, alors que pour l'heure, vous le dites, donc vous ne voyez pas d'addicts au sucre dans votre consultation, mais je vous rappelle qu'il y cinquante ans, lorsqu'on considérait que – qu'on ne considérait pas le tabac comme addictif, personne ne consultait. Enfin quelques personnes bien sûr, tentaient quand même d'arrêter mais... Je ne dis pas, je ne dis pas qu'il n'y a pas d'addiction au sucre. Laissez-moi terminer. Je dis que par rapport à la proportion... Laissez-moi terminer. La vaste majorité des fumeurs ne désirait pas arrêter, parce que la société acceptait pleinement, on n'avait pas encore reconnu les conséquences néfastes sur la santé, très tardives. Là où je voulais en venir, par rapport à ma comparaison avec le tabac, c'est que pour l'instant, on est dans un contexte sociétal où on n'a pas encore, à l'exemple du tabac, de prévention de la surconsommation de sucre. Et face à cette situation-là, il est très difficile justement de pouvoir, selon moi en tout cas, mesurer, on va dire, l'étendue de l'addiction au sucre dans nos sociétés. Étant donné que justement il n'y a pas d'incitation à l'abstinence. Très peu en tout cas d'incitation à l'abstinence. Moi ce que je pense, c'est que si mon exemple avec le tabac peu s'appliquer au sucre, c'est que quand la société aura reconnu, avec tout ce que vous disiez tout à l'heure sur le diabète, les maladies cardiovasculaires et le lourd tribut en terme de morbidité et de mortalité que ça entraîne, quand la société aura bien pris conscience de ça, l'aura bien reconnu et qu'elle mettra en œuvre des politiques de prévention, de restriction, de régulation au même titre que pour le tabac, on se rendra probablement compte qu'il y a beaucoup plus de personnes dépendantes au sucre parmi nous, dans le sens où, face à ces nouvelles informations, elles tenteront de s'abstenir, elles ne pourront pas y arriver et elles viendront vous consulter. Oui, mais aujourd'hui on ne sait pas encore si le sucre n'est pas plus tueur que le tabac. Je suis d'accord avec vous, il y a peut-être ça. On est d'accord là-dessus. Il y a peut-être des morbidités plus importantes. Vous acceptez quand même cette analogie-là ? Moi ce qui me gène c'est que la société dise que voilà, ça c'est interdit, ça c'est interdit, ça c'est interdit. Et je pense que dans une société actuelle, on est déjà pleins de frustrations. Est-ce qu'on peut... On peut très bien vivre sans saccharose. Bien sûr. On peut très bien vivre sans sucre raffiné, ajouté. C'est clair, net et précis. Mais la vie serait un peu plus triste quand même. Une substance qui fait de l'effet... Il faut pas oublier que les sucre a quand même des effets assez négatifs sur l'organisme. Lorsque l'organisme est sollicité de nombreuses fois, il y a un risque bien sûr au niveau du pancréas qui va fabriquer l'insuline pour éliminer le sucre, que le pancréas marche moins bien et donc l'insuffisance pancréatique, du coup avec des risques cancérigènes aussi. Il y a un risque bien sûr plus élevé de diabète, de maladies cardiovasculaires, avec des risques aussi reconnus sur certains cancers au niveau digestif. On sait aussi que le sucre qui va être éliminé par le foie va, un peu comme l'alcool, devenir un toxique pour le foie, et on voit certaines cirrhoses liées à des maladies métaboliques, un excès d'apport en sucre, en graisse. Là on parle du fructose principalement. Oui. Et que l'excès de ces substances-là va – et que le traitement de ces cirrhoses est en fait un régime peu sucré et peu gras. Donc voilà, le sucre n'a pas que des effets positifs. Parlons un petit peu de ces effets positifs. Le sucre produit ces effets on va dire hédoniques, gratifiants, récompensants, en agissant sur des circuits neuronaux sur lesquels les drogues agissent. Donc on a la dopamine, qui va expliquer un petit peu les effets stimulants, euphorisants du goût sucré. On entend aussi un effet analgésique, on le donne chez les nourrissons. Exactement. Avant une prise de sang... J'allais parler de ça. Ensuite on a effectivement les morphines endogènes, parce que le sucre effectivement, lorsque vous consommez des produits riches en sucre vous libérez des morphines endogènes, vous avez bien sûr l'effet analgésique qu'on trouve principalement chez les nourrissons et qu'on perd à l'âge adulte, mais vous avez également cet effet, on va dire, cette sensation confortable, ce soulagement, cet apaisement du stress. On pourrait parler d'effet anxiolytique. Et on pourrait parler presque d'effet anxiolytique, effectivement. Donc du coup, effectivement, la consommation de produits riches en sucre, à l'image des drogues, a des effets psychoactifs propres. Tout simplement parce que ça agit sur des circuits neuronaux qui sont ensuite, on va dire, usurpés par les drogues d'abus comme la cocaïne et l'héroïne. Donc c'est pour ça qu'on peut se poser... Est-ce que le sucre va usurper ces circuits ? Est-ce que le déséquilibre va se développer comme avec les substances addictogènes, comme la cocaïne ? On sait qu'ils utilisent les mêmes circuits, il va y avoir une libération de dopamine suite à cet effet plaisir, cet effet hédonique. Mais est-ce que la boucle s'enchaîne autant avec le sucre ? Moi, personnellement, jusqu'à nos expériences, je croyais que la boucle justement que vous évoquiez, donc induite par la cocaïne et l'héroïne, allait être beaucoup plus importante que celle induite par le sucre, mais nous avons découvert que lorsque, dans des expériences impliquant des recherches en laboratoire sur des animaux, que lorsque des animaux de laboratoire font face à un choix entre un produit sucré et une injection intraveineuse, donc la voie d'administration qui permet à la drogue d'agir le plus rapidement dans le cerveau, et une dose intraveineuse de cocaïne, la grande majorité des animaux de laboratoire se détournent de la drogue pour consommer ce produit sucré. Et ce saccharose parce que... Ils ont pas de douleur par l'effet intraveineux ? Non. Non, bien sûr que non. Concernant le sucre, les expériences viennent juste de commencer. Très honnêtement la recherche neurobiologique dans ce domaine a à peine 10 ans, par rapport à 50 ans de recherches sur les drogues. Peut-être encore plus. D'accord ? Donc pour l'heure, pour le sucre, on ne peut faire que des hypothèses plus ou moins informées. Alors quelle est l'hypothèse principale ? Mon hypothèse principale c'est que, alors comme pour la cocaïne et la morphine, le problème avec le sucre c'est pas tant dans la molécule en tant que telle mais dans la façon d'utiliser le produit. Lorsque la cocaïne est dans la feuille de coca, aux concentrations où on la retrouve, on n'a pas d'addiction en tant que telle. C'est lorsqu'on va extraire la molécule de la plante qu'on va la concentrer, qu'on va se l'injecter avec ses fortes concentrations directement dans la circulation veineuse que là on commence a avoir de graves problèmes. Pour le sucre, on va dire, quand le sucre se retrouve dans des produits naturels comme les fruits, c'est surtout là qu'on trouve les sucres à l'état naturel, ça pose pas de problème en tant que tel. C'est lorsque justement on extrait le produit de la plante, qu'on le concentre et qu'on le met finalement dans des véhicules alimentaires très puissants qui sont les biscuits, les sodas et en particulier les liquides (les boissons gazeuses, les jus de fruits, etc.) que le problème se poserait. Ensuite, concernant les mécanismes neurobiologiques de l'addiction au sucre, on vient juste de débuter les recherches. Les recherches indiquent effectivement qu'une consommation chronique de sucre, dans des conditions expérimentales bien sûr (et quand je dis le sucre, je rappelle, je parle de saccharose) ça induit une sorte de dépendance telle que lorsque les animaux ne consomment plus, n'ont plus accès au sucre en fait ils présentent des signes de sevrage qui ressemblent à ceux qu'on observe lorsque l'animal était dépendant à la morphine ou à l'héroïne. On observe également des altérations dans le système dopaminergique, il y a des chutes des récepteurs dopaminergiques et on sait, dans l'addiction, même si on comprend pas bien encore le mécanisme, que toutes les formes d'addiction (addiction à la cocaïne, addiction à la cigarette, addiction à l'héroïne, addiction à l'alcool) sont associées avec une chute des récepteurs dopaminergiques dans le système de récompense. Donc là on a des points communs assez intéressants entre une surconsommation d'un produit hyperconcentré et une consommation prolongée de drogues d'abus. Alors maintenant, imaginez que, si vous acceptez l'idée qu'on est exposé à des surconcentration de sucre, imaginez quels pourraient être les effets de ça sur le développement du cerveau lorsqu'il est exposé depuis sa toute petite enfance à ces surconsommations de sucre. Pour l'instant, je pense qu'on n'a pas encore mesuré les conséquences de cette surexposition et moi je pense personnellement, mais je n'ai pour l'heure pas beaucoup de données scientifiques pour le prouver, je pense que cette surexposition pendant le développement contribue à ce que vous disiez très bien tout à l'heure, à déréguler le développement des circuits corticaux de contrôle du comportement. Comme par exemple l'exposition in utero à des drogues comme l'héroïne ou la cocaïne chez des mamans qui continuent à consommer ces substances. Ça, on le sait, a des effets considérables sur le développement du cerveau. Ça favorise le risque d'être abuseur ou dépendant plus tard. Tout à fait. Abus de sucre : la lutte s'organise... L'abus de sucre, la lutte s'organise. Pour moi c'est un terme excessif. La lutte, voilà, la société est là aussi pour avoir une mission de prévention mais on peut pas diaboliser un produit qu'on a au quotidien et le mettre en parallèle avec d'autres substances qui ont une incidence après une seule consommation on peut avoir des dommages. Comparé au sucre où, voilà, on est peut-être plus dans une prévention qui doit être sur la consommation chronique, insidieuse et tous ces sucres cachés dont on a parlé qui peuvent poser problème. Et du coup les gens consomment du sucre de manière excessive sans forcément le savoir. Moi je pense que chacun doit être un peu plus responsable et notamment les parents. Et on en parlait tout à l'heure, de l'usage précoce, et bien sûr, plus on est exposé précocement à des comportements qui peuvent poser problème plus tard, plus on a un risque de développer des problèmes, notamment de l'abus, de la dépendance. Je pense que la première chose à faire c'est de diminuer l'apport en sucre chez les jeunes et notamment par ces campagnes qu'on rencontre, qui sont déjà un petit peu mises en place, sur la semaine du goût, des choses comme ça où on sensibilise les enfants à d'autres goûts plus simples que des goûts qui vont être plus complexes et plus concentrés dans les gâteaux. Mais le simple goût d'un fruit qui va avoir un goût sucré suffisant pour procurer du plaisir. Le problème de la prévention, si vous voulez, c'est que donc on va se retrouver dans un espace public surchargé en informations, avec des informations on va dire, gouvernementales, mais également, d'autres formes d'informations qui vont entrer en compétition et donc je parle là bien sûr de la publicité, pour encourager à la consommation de ces produits. Donc il est clair que la prévention en tant que telle ne peut pas suffire. Puisque l'industrie agroalimentaire va mettre, on va dire, elle va dépenser en deux jours, ce que l'état va dépenser en un an en campagne de prévention pour sa publicité. D'accord ? Donc là on va pas faire le poids. C'est pour ça qu'aux États-Unis, surtout aux États-Unis, parce qu'en France on commence à se préoccuper du problème du sucre que récemment et peut-être à tort, je sais pas si on a tranché ce problème-là au cours de ce débat mais aux États-Unis, les gens veulent aller bien au-delà de la prévention et effectivement la lutte s'organise, comme le titre de cette partie l'indique. Et là, avec des campagnes très fortes visant à réguler en imposant d'indiquer les concentrations en sucre dans les restaurants... La lutte s'organise vis-à-vis des industriels mais pas forcément au niveau des individus. Moi ce que je crains c'est de voir débarquer des milliers de consultations pour des nanas qui mangent deux plaquettes de chocolat le week-end. Je pense que le problème se pose pas dans ces cadres-là. Encore une fois, c'est là le risque, comme on a des patients qui vont appeler... Disons que si par exemple on avait un truc équilibré entre la prévention et les messages plus publicitaires qui incitent à la surconsommation de ces produits. Donc limiter la publicité ? Prenons l'exemple du tabac. Si je reprends mon exemple avec le tabac, je le reprends parce que c'est vraiment un cas d'école d'une certaine manière, on a commencé avec la prévention. C'est ce que vous disiez. Mais en même temps il y a plein de produits, on ne sait même pas qu'il y a du sucre dedans. Donc ça voudrait dire... Non mais on peut commencer par là – j'ai pas terminé, d'accord ? Reprenons l'exemple du tabac. On a d'abord fait confiance aux individus, à la décision individuelle, d'accord ? Par des campagnes de prévention, ça n'a pas marché. Donc on en est venu à des mesures un peu plus restrictives et on s'est permis de prendre ces mesures restrictives... Ça n'a pas marché est un peu fort. Je pense que ça a marché sur les populations les moins dépendantes donc ça a eu un impact. Non, non, la prévention, non. Pour les patients les plus dépendants... La prévention n'a pas marché. Pour les patients les plus dépendants, aujourd'hui rien ne marche. C'est-à-dire même l'augmentation du prix du tabac, rien ne marche. Il reste toujours une tranche de la population qui consomme, quelles que soient les embûches qu'on peut lui mettre. Donc on peut pas non plus vouloir traiter tous les cancers, traiter toutes les addictions uniquement par l'extérieur, il y a aussi, voilà, quand la maladie est là, la maladie est là. Donc bien sûr que la prévention ne fait pas tout mais moi je voyais aussi beaucoup plus la prévention chez les ados, directement dirigée sur les ados est les enfants. C'est les habitudes alimentaires qui vont être mises en place pendant l'adolescence qui vont structurer l'alimentation plus tard. Moi je trouve que la consommation de sucre, plutôt qu'une poudre blanche, je trouve qu'elle ressemble plus à la consommation d'alcool, finalement, cette consommation un peu culturelle, obligatoire quelque part, qui évolue insidieusement, de manière chronique, on est un peu obligé et puis parfois on sait même pas qu'il y en a dedans et qui va créer des dommages, plutôt sur le plan somatique. Finalement, si on devait comparer à une substance addictogène aujourd'hui ce serait plus à l'alcool qu'à la cocaïne ou à l'héroïne. Je partage ça, en plus un autre point commun c'est que l'alcool a un effet calorique comme le sucre. Oui, mais le sucre est dans l'alcool aussi. Cette double composante dont je parlais tout à l'heure. C'est pour ça que je suis pas dans la diabolisation du sucre, Je comprends bien. Dans cette idée que voilà, on est dans le shoot, on n'est pas dans la diabolisation comme on veut nous le faire croire mais plus dans une consommation finalement obligatoire et chronique insidieuse, en fait. Finalement, plusieurs hommes s'affrontent. On a l'homo medicus dont parle Jean-Paul Moatti dans son principe de prévention qui lui se préoccupe principalement de sa santé future... Jean-Paul Moatti Professeur d'économie On voit bien qu'au niveau de la société d'aujourd'hui cet homo medicus est en train de prendre le dessus. D'un autre côté on a celui que vous avez beaucoup mis en avant aujourd'hui, l'homo hedonicus, qu'on va appeler comme ça. Justement entre les deux on a aussi l'homo economicus qui lui essaie d'arbitrer entre les différentes sources de plaisir et les conséquences négatives de ces différentes sources de plaisir. Et donc du coup, est-ce que, voilà, je pense que ce qu'on n'a pas réussi encore à trouver, et à mon avis la contradiction entre l'interdiction de certaines substances dangereuses et la légalisation d'autres substances comme vous l'avez rappelé, très dangereuses également, comme l'alcool et le tabac, cette contradiction à mon avis c'est parce que – reflète le fait qu'on n'a pas réussi à trouver une sorte de dialogue entre ces trois « homo » d'une certaine manière. Et tant qu'on n'aura pas, à mon avis, trouvé le dialogue entre ces trois « homo », la lutte, comme on l'appelle, contre le sucre, ne pourra pas véritablement s'organiser, d'un point de vue purement rationnel et il faudra faire des choix politiques et donc du coup ça, ça sera pas forcément que sur la base des conséquences médicales à long terme (diabète, hypertension, maladies cardiovasculaires) mais également sur la dimension addictive du sucre qui est quand même le cœur de notre débat. Et donc est-ce que, vous, en tant qu'addictologue, on peut finir ce débat par une conclusion relativement claire ? Est-ce qu'on peut envisager l'existence d'une dépendance au sucre, avec un désir d'abstinence, « je voudrais m'arrêter » ou « je voudrais limiter ma consommation mais je n'y arrive pas »... Et pourtant les conséquences, les risques s'accumulent. « Je viens vous voir, j'ai besoin d'aide, je voudrais arrêter », est-ce que ça, ça existe ou pas ? Oui, je pense que ça existe, je pense en effet qu'il y a des gens qui ont une perte de contrôle de leur consommation qui vont chercher un réconfort dans le sucre, qui vont consommer de manière compulsive avec des envies irrésistibles, des craving... Craving : Impulsion à rechercher le produit et à le consommer de façon compulsive Des envies irrésistibles de consommer, avec des signes de sevrage quand ils ne consomment pas. Mais en même temps je pense que c'est pas une majorité des gens comme on l'entend par ce discours. Ça fait partie d'une petit population et aujourd'hui en tout cas, il y a extrêmement peu de gens qui consultent pour ça. Ça veut pas dire que ça n'est pas présent. Voilà, exactement, c'est là où je voulais en venir. On les voit pas. On les voit pas. On les voit pas parce qu'on est dans un contexte sociétal qui ne les exposent pas encore, comme il fut un temps on ne voyait pas ces personnes dépendantes au tabac, parmi tous ces millions de fumeurs qui ont pu arrêter avec l'accumulation des messages de prévention, de restriction, de régulation et le changement de valeur autour justement de ce comportement de consommation. N'oublions pas le plaisir quand même. Ne vous inquiétez pas. Il reste toujours présent. C'est déjà fini, bravo et merci. On se retrouve bientôt pour un nouveau débat, deux invités dans ce même plateau rien que pour eux.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2012
Durée : 32min36
Accessibilité : sous-titres français