Le mythique tigre de Tasmanie bientôt ressuscité ?
Près d’un siècle après sa disparition, la science offre un espoir de résurrection du tigre de Tasmanie, ou thylacine. Retour sur l’histoire de cet animal emblématique, massacré au 19e siècle mais que les dernières avancées du génie génétique pourraient ramener à la vie.
Réalisation : Clément Lepape
Production : Universcience
Année de production : 2024
Durée : 19min03
Accessibilité : sous-titres français
Le mythique tigre de Tasmanie bientôt ressuscité ?
132 ans séparent sa première rencontre avec des colons et sa disparition de la surface de la Terre.
Depuis devenu animal de légende, il alimente pour certains les fantasmes d’une existence cachée, loin des regards et de l’influence humaine. Pour d’autres, il représente l’opportunité pour la science de corriger les erreurs du passé.
Ce que renferment ces jarres, ce sont les vestiges d’une extinction emblématique du rapport entre l’Homme et l’animal. Mais aussi l’espoir fou de pouvoir un jour revenir en arrière.
Le grand public le connaît sous le nom de « tigre de Tasmanie », celui employé par une presse désireuse de renvoyer l’image d’un animal féroce. Mais son vrai nom est thylacine.
Son habitat ne s’est pas toujours limité à la Tasmanie, l’île australienne dont il est devenu l’un des symboles. Autrefois, il s’étendait jusqu’à l’Australie et la Nouvelle-Guinée.
Le thylacine est un marsupial, une classe de mammifères dont font aussi partie le kangourou et le koala. Comme eux, il possède une poche ventrale dans laquelle son petit termine son développement après être né à un stade de développement proche du fœtus.
Mais à la différence des autres marsupiaux, c’est un grand carnivore, un superprédateur qui domine son écosystème. Dans un remarquable exemple de convergence évolutive, il présente des attributs physiques semblables au tigre et au loup, qui occupent des niches écologiques similaires dans leurs habitats respectifs.
Andrew Pask, chef du laboratoire TIGRR (Université de Melbourne) : En tant que superprédateurs, ils jouent un rôle très important dans l’écosystème et à travers toute la chaîne alimentaire. Nous savons que ces animaux ont un rôle crucial dans tous les écosystèmes, il faut des superprédateurs.
Mais il y a environ 3500 ans, cette domination s’achève, sous le double coup de la compétition avec les humains, qui n’hésitent pas à transformer le thylacine en proie, et celle avec les dingos, des prédateurs plus polyvalents qui font alors leur arrivée en Australie.
Comme celui de son cousin éloigné, le diable de Tasmanie, le territoire du thylacine se réduit alors à cette île que les dingos n’ont jamais pu atteindre. Là subsiste une petite population de 2000 à 3000 individus, les seuls gros mammifères de l’île.
Mais après plusieurs millénaires d’une existence stable, le sort du thylacine bascule de nouveau en 1804. C’est à cette date qu’un premier groupe de bagnards britanniques est envoyé en Tasmanie, marquant le début de la colonisation de l’île par les Occidentaux.
À partir de 1820, des moutons y sont importés afin de développer une industrie lainière. 6 ans plus tard, un article d’un journal australien déplore déjà la présence du « tigre natif », soi-disant une grande menace pour l’élevage.
Aujourd’hui, bien qu’il soit effectivement établi que les thylacines tuaient du bétail, on sait aussi qu’une panique irrationnelle s’est emparée des colons, alimentée par des articles sensationnalistes et des photos fallacieuses.
Par exemple celle-ci, publiée en 1926 afin d’illustrer l’agressivité de l’animal. Cette image recadrée masque le fait qu’il s’agit du repas d’un individu captif. En 2012, une analyse a révélé qu’il pourrait même s’agir d’un animal empaillé.
Mais cette réputation de prédateur sournois se répand rapidement à travers les fermes. Au cours des décennies suivantes, le thylacine devient le parfait bouc émissaire pour la moindre perte de bétail, qu’elle soit due à une négligence ou imputable aux chiens, importés par les colons eux-mêmes.
En 1830, une première initiative privée est lancée par la Van Diemen’s Land Company, propriétaire de 1000 km2 de terres fermières et de loin l’entreprise la plus puissante et influente de la Tasmanie : elle propose de verser 3 livres australiennes contre chaque peau de thylacine. Si cette offre rencontre immédiatement le succès, ce n’est en réalité que le début du massacre.
En 1888, sous la pression croissante des éleveurs, le parlement australien met en place un système de récompense national pour l’abattage de thylacines : 1 livre pour un adulte, 10 shillings pour un juvénile. L’adoption de cette loi trouve un large écho dans la presse.
Dès lors, une campagne de persécution s’abat sur les thylacines, déjà fragilisés par la perte de territoires, l’introduction d’espèces étrangères et la réduction du nombre de proies. L’abattage devient une source de revenus pour les bushmen, des habitants pauvres des zones les plus reculées de la Tasmanie. Les animaux sont traqués jusque dans leurs terriers. Au nom de la prospérité économique promise par ce nouveau territoire, 2207 récompenses sont en tout délivrées par le gouvernement, auxquelles il faut ajouter celles des compagnies privées et celles qui n’ont pas été réclamées.
Ce massacre systématique se poursuit pendant 20 ans, jusqu’à ce que les autorités s’alarment d’un fait nouveau : les thylacines se raréfient. La lutte contre un nuisible s’est transformée en l’extermination d’une espèce.
Les paiements issus du gouvernement cessent en 1909, ceux de la Van Diemen's Land Company en 1914. Mais les stigmates autour du thylacine persistent, et des animaux continuent d’être abattus.
Le 6 mai 1930, aux alentours de midi, le fermier Wilfred Batty tire sur un thylacine après l’avoir surpris en train d’attaquer ses volailles. Atteint à l’épaule, l’animal agonise pendant 20 minutes, au cours desquelles cette photo est prise. Il s’agit du dernier thylacine sauvage connu.
Andrew Pask, chef du laboratoire TIGRR (Université de Melbourne) : Malheureusement, c’est l’une des extinctions les plus rapides et les mieux documentées de l’histoire humaine. Ce fut incroyablement rapide, l’espèce a tout simplement été exterminée.
Parallèlement à leur extermination à l’état sauvage, des thylacines sont exposés dans des zoos et cirques à partir des années 1830. Au total, environ 200 sont maintenus dans des zoos australiens, et environ 40 à l’international, notamment à Londres et à New York. C’est d’eux que l’on tient la plupart des images et informations liées à l’espèce.
Le maintien de ces animaux se révèle extrêmement difficile : beaucoup meurent en transit ou peu de temps après leur arrivée au zoo. Un seul cas de reproduction en captivité est documenté, en 1899. Au fil des années, les individus captifs meurent un à un, et alors que l’espèce disparaît à l’état sauvage, il devient impossible de les remplacer.
Le 10 juillet 1936, le thylacine devient officiellement une espèce protégée. Le 7 septembre, soit 59 jours plus tard, le dernier thylacine connu meurt. Maintenu en captivité au zoo de Hobart, au sud de la Tasmanie, il a été laissé exposé au froid pendant la nuit. S’il n’avait pas de nom, et que son sexe est sujet à débat, le grand public l’appelle aujourd’hui Benjamin.
Depuis des décennies, la théorie d’une existence cachée du thylacine fait rêver. Dès 1937, des expéditions officielles sont menées afin de déterminer si des individus ont pu survivre, sans succès. En particulier, une recherche approfondie, mais infructueuse dirigée entre 1967 et 1973 par le zoologiste Jeremy Griffith et le fermier James Malley semble exclure une potentielle survie de l’espèce.
Mais les signalements de thylacines par des particuliers, eux, n’ont pourtant jamais cessé. Ils se comptent par centaines depuis près d’un siècle, dont 8 rien qu’entre 2016 et 2019. Ces signalements, ainsi que des traces de pattes ambiguës et des images impossibles à authentifier, ont tout juste poussé certains scientifiques à théoriser que l’espèce a pu survivre quelques décennies après la mort de Benjamin. Mais malgré des offres de récompenses financières en échange de preuves solides, rien n’a jamais fait douter la science de l’extinction des thylacines.
Ce que certains ont fini par croire, en revanche, c’est que la science peut aujourd’hui inverser le cours de l’Histoire. Grâce aux progrès de la génétique, ces rêves de résurrection d’espèces éteintes sont devenus de très concrets projets de désextinction. Et aux côtés du mammouth et du dodo, le thylacine est l’animal dont le retour est le plus convoité.
Le but est de permettre à l’Australie de retrouver un de ses superprédateurs, et donc de rééquilibrer son écosystème. Une des raisons d’espérer, c’est la présence dans différents musées et collections de nombreux spécimens conservés, et donc d’un large matériel génétique à exploiter. De plus, le fait que le thylacine a récemment disparu fait que ce matériel est relativement « frais », en tout cas comparé aux mammouths.
Dès 1996 et la naissance de Dolly, le premier mammifère cloné, il a été suggéré que cette avancée scientifique pourrait un jour bénéficier au thylacine. À partir de 1999, de l’ADN de thylacine est obtenu à partir de fœtus, de poils, de dents et d’os. Le but est d’extraire le génome qu’il renferme, la « recette » génétique qui fait du thylacine l’animal qu’il est, et de le séquencer.
Mais la première difficulté, c’est que l’ADN se dégrade très rapidement, et qu’un génome est incroyablement complexe. Le retranscrire intégralement représente donc un travail colossal. En 2022, il restait encore 4 % de ce génome à décoder. Et après des efforts menés de la fin des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000 par l’Australian Museum, c’est aujourd’hui le laboratoire australien TIGRR qui cherche à mener ce travail à terme. Pour ça, il s’est allié avec l’entreprise américaine Colossal Biosciences, qui se spécialise dans les projets de désextinction.
Andrew Pask, chef du laboratoire TIGRR (Université de Melbourne) : Mon laboratoire a travaillé sur le sujet pendant 10-15 ans, mais avec peu de moyens. C’est difficile d’obtenir de l’élan et d’attirer des gens qui s’intéressent à ce genre de travail, qui y croient vraiment. Je faisais donc de tout petits progrès. Et ce n’est qu’en rencontrant Ben et Colossal que nos recherches ont fait un bond en avant, ça a vraiment été un grand tournant pour nous.
Ben Lamm, cofondateur - Colossal Biosciences : Si notre objectif est de développer des technologies liées à la désextinction, nous voulons aussi mettre ces innovations à profit dans le champ de la conservation. Nous offrons l’accès à toutes les technologies que nous développons, en rapport avec l’embryologie, le génie génétique, la reprogrammation de cellules souches, la création de ce qu’on appelle les cellules souches pluripotentes induites… Toutes ces technologies qui peuvent servir à la procréation médicalement assistée chez les animaux, nous l’offrons à nos partenaires travaillant dans le secteur de la conservation.
Et une fois que ce travail titanesque de séquençage du génome sera achevé, il reste un autre énorme chantier : l’utiliser pour créer un embryon artificiel.
Andrew Pask, chef du laboratoire TIGRR (Université de Melbourne) : Créer la vie à partir de tissus morts demeure impossible. Le processus doit donc partir de quelque chose de vivant. Il faut donc trouver l’espèce la plus proche de celle éteinte, parmi celles qui existent encore aujourd’hui. Il faut ensuite comparer les génomes pour voir tout ce qui diffère entre le code ADN de l’animal éteint et celui de l’animal vivant. Et à partir de cellules souches de l’espèce vivante, tu peux corriger ces différences pour, en quelque sorte, reconstruire l’animal éteint. Tu fais des modifications pour recréer le génome de l’animal éteint. Dans le cas du thylacine, il s’agit d’un marsupial de la taille d’une souris, appelé dunnart à pieds étroits. C’est le plus proche cousin du thylacine encore en vie, c’est donc de lui que nous obtiendrons notre génome de remplacement, celui qu’on modifiera pour obtenir un génome de thylacine. Et comme c’est un marsupial, nous pourrions aussi l’utiliser comme mère porteuse, parce que les marsupiaux donnent naissance à de très petits bébés. Donc bien qu’un thylacine adulte soit bien plus gros, à la naissance, il fait environ la taille d’un grain de riz. Donc même un marsupial de la taille d’une souris peut donner naissance à un bébé thylacine. Et pour après la naissance, nous travaillons sur des technologies afin d’assurer sa croissance jusqu’au sevrage. Voilà, en gros, comment ça fonctionne. La modification du génome est le plus gros challenge, parce qu’il y a de grandes différences entre un dunnart et un thylacine.
C’est peu de le dire : même si chacune de ces espèces est la plus proche cousine de l’autre, cela représente tout de même 40 millions d’années d’évolution distincte à effacer. C’est plus que ce qui sépare le mammouth et l’éléphant.
Mais depuis l’avènement de nouvelles technologies telles que CRISPR Cas9 et l’intelligence artificielle, les possibilités en termes de séquençage et d’édition génomique ont été repoussées, relançant l’intérêt autour de la création d’embryons viables.
Ben Lamm, cofondateur - Colossal Biosciences : Plusieurs choses nous étaient nécessaires. Il fallait que le séquençage génomique devienne plus efficace et plus abordable, parce qu’il faut non seulement séquencer beaucoup de matériaux issus de l’espèce éteinte afin de créer un génome de référence, mais en plus, dans le cas du thylacine, il faut séquencer les autres membres de la famille des Dasyuridae afin de les analyser et effectuer un travail de génomique comparative. Il faudra aussi séquencer le génome modifié, afin de s’assurer que les modifications sont correctes. « Séquencer » veut donc dire bien plus que simplement séquencer un thylacine et s’assurer que toutes les cases sont cochées. Nous séquençons de nombreux thylacines à partir d’os, de tissus préservés dans de l’éthanol, de fourrures… Il y a donc différentes techniques pour obtenir une librairie de séquençages. Il y a du séquençage pendant les modifications, du séquençage pour les cousins les plus proches… Donc tout d’abord, le séquençage devait atteindre le stade où il se trouve aujourd’hui. Ensuite, notre compréhension et nos possibilités en matière de génomique comparative devaient avancer, toutes ces technologies servant à comprendre le rapport entre génotype et phénotype, la structure des protéines, etc. Ce genre d’outils a progressé grâce aux travaux de grands laboratoires universitaires, de Google et d’autres, notamment en ce qui concerne le rôle que peut jouer l’intelligence artificielle, et nous avions besoin de cette puissance informatique. Et enfin, tout ce qui concerne l’édition génomique elle-même. Maintenant, nous avons CRISPR Cas9, le knock-out, l’édition d’un seul génome, l’édition primaire, la synthèse d’ADN, grâce à laquelle nous pouvons synthétiser de gros blocs d’ADN pour les assembler, l’édition multiplexe, grâce à laquelle nous pouvons simultanément modifier plusieurs parties du génome… Toutes ces choses ne sont apparues que ces 5-6 dernières années.
Et en juillet 2023, un autre succès a été célébré sur la route menant à la résurrection du thylacine : le séquençage de son ARN par une équipe scientifique suédoise. C’est un autre élément capital pour aboutir à un embryon viable.
Andrew Pask, chef du laboratoire TIGRR (Université de Melbourne) : On pensait que c’était impossible à trouver dans un spécimen aussi ancien, parce que les molécules ARN sont extrêmement instables. Ça a donc été une grande surprise pour nous qu’elles aient pu être obtenues à partir de tissus aussi vieux. Elles nous permettent de mieux comprendre comment l’ADN fonctionne en pratique. Ce qui est génial parce que jusqu’ici nous devions nous contenter du génome, alors que ceci nous offre une perspective plus complexe sur le fonctionnement de l’ADN, quels sont les gènes qu’il produit, quelles sont les protéines qu’il produit… Tout ça peut être obtenu à partir de profils ARN. Ça représente donc un niveau de détails auquel on ne pensait jamais avoir accès, c’est vraiment fantastique.
Ben Lamm, cofondateur - Colossal Biosciences : Ces analyses ARN sont incroyables, et ils ont eu la gentillesse de nous les partager avant même qu’elles soient rendues publiques, afin que nos équipes puissent en tirer des enseignements. Cette dimension collaborative n’est pas propre à Colossal, mais je dirais que c’est une de nos spécificités. D’habitude, les laboratoires universitaires, par crainte de la compétition, ne partagent pas leurs résultats avant qu'ils soient publiés. Mais en raison de la mission spécifique de Colossal, ils nous ont aimablement communiqué leurs données, afin que nous puissions les exploiter afin de créer un thylacine, tandis qu’eux se chargent d’en apprendre plus sur l’ADN ancien dans une perspective universitaire.
Ces premières naissances ne concerneront que des hybrides, des animaux qui ne seront qu’à 90 % des thylacines. Ce n’est qu’après l’accouplement naturel de plusieurs générations que naîtront des animaux dont le génome sera à 99,9 % identique à leur modèle. Mais avant leur libération dans la nature, il restera un dernier défi, et pas des moindres : résoudre tous les conflits politiques, scientifiques et moraux liés au retour d’une espèce éteinte, même récemment, dans la nature.
Car nombreux sont ceux qui déplorent le fait de consacrer des ressources à la résurrection d’espèces éteintes plutôt qu’à la sauvegarde de celles qui risquent de le devenir. D’autres alertent sur les conséquences insoupçonnées d’une telle réintroduction sur l’environnement. En décembre 2023, Colossal a mis en place un comité, constitué de figures des secteurs privé et public, chargé de travailler sur les différentes problématiques soulevées par la résurrection du thylacine. Une initiative à la hauteur de l’événement, qui pourrait changer la face du monde.
Réalisation : Clément Lepape
Production : Universcience
Année de production : 2024
Durée : 19min03
Accessibilité : sous-titres français