Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Charles Baudelaire
Le monde médiéval séparait les odeurs de vie et les odeurs de mort. Symboliquement, la mauvaise odeur émanant de la pourriture était du côté du diable, du malsain, des épidémies — et en particulier de la peste. Le diable sent le soufre. Il est associé à la mort, à la décomposition végétale et cadavérique. Il est à l’opposé de la vie, des odeurs de sainteté qui émanent des corps morts transcendés par l’ascèse — épargnés par la putréfaction.
À partir du 15e siècle, comme le diable, la sorcière est associée à la pourriture et réputée nocive : elle prépare des mixtures de végétaux pourrissants, et exhale elle-même une odeur de pourriture.
L’ingestion de pain de seigle contaminé par l’ergot, une moisissure hallucinogène contenant de l’acide lysergique (le principe actif de l’actuel LSD), était pris pour un acte de sorcellerie ou de possession démoniaque. Absorbée à plus forte dose, cette moisissure provoquait le « mal des ardents », qui consiste en une constriction des vaisseaux sanguins et un pourrissement des extrémités du corps. Cette maladie a fait des ravages en Europe occidentale, du Xe au XIIe siècle, mais un des principes actifs est utilisé aujourd’hui en pharmacie contre la migraine.
La putréfaction, c'est avant tout le destin naturel du corps humain.
D'ailleurs, dans l’ascèse religieuse, on pense le corps comme une pourriture en sursis. On cherche donc à réprimer le désir et le plaisir de la chair pour mieux s’attacher à la beauté spirituelle, qui, elle, est censée durer.
Au Japon, à l’époque médiévale, les moines bouddhistes avaient une tradition. Une méthode de purification qui employait les grands moyens. Ils méditaient sur le corps humain pourrissant, de préférence celui d’une femme et en particulier celui d’une courtisane, afin d’éloigner tout désir envers elles.
Dans la pensée païenne, au contraire, on déplore le caractère éphémère du corps, et on célèbre sa beauté en profitant des plaisirs qu'il offre.
Lorsqu'on mange, on utilise sa bouche, mais aussi son cerveau : on se représente ce que l’on mange. Car manger est un acte culturel qui peut avoir une dimension symbolique. Ainsi, pendant la communion, les chrétiens mangent le corps du Christ.
Mais aussi, manger du pourri, c'est une façon symbolique d’apprivoiser la mort, de considérer - même inconsciemment - que la mort est une source de nourriture et donc de vie.
D.H. Lawrence l’avait bien compris :
« Je vous aime putrides, délicieuses pourritures.
J’aime, d’une succion, vous sortir de votre pelure,
Si brunes, si douces, d’un abandon si suave…
merveilleuses sont les sensations infernales,
Délicat, orphique
Dionysos d’en bas. »