Pied gauche, pied droit, et puis on recommence. Marcher en mode bipède, sur deux pieds donc, est une caractéristique fondamentale de l'être humain. Nous sommes les seuls primates à marcher quasi exclusivement en bipédie. Ce moyen de locomotion est tellement spécifique à l'être humain que son émergence, au cours de l'évolution, sous sa forme habituelle, reste une question centrale pour les scientifiques qui étudient les origines d'Homo sapiens. Bien loin de l'image célèbre, et tellement clichée, de la marche du progrès, les découvertes de ces dernières décennies témoignaient plutôt d'une évolution qui n'est pas linéaire, mais buissonnante avec plusieurs espèces différentes d'hominidés, existantes, pour certaines, à la même époque. « Depuis six-sept millions d'années, il a existé une très grande diversité d'espèces d'hominines, suffisamment distinctes les unes des autres pour que justement on les identifie comme des espèces différentes. Or dans l'ensemble, elles ont une architecture qui est compatible mécaniquement avec l'équilibre bipède. Donc ils font la bipédie, mais comme dans les détails ce n'est pas tout à fait la même chose, on peut supposer, enfin c'est l'hypothèse que nous on formule, que ces espèces ont pu pratiquer des formes d'une bipédie distinctes. » Comment marchaient nos ancêtres hominines et puis comment le savoir ? Gilles Berillion et son équipe ont monté un projet de recherche mêlant paléoanthropologie, anatomie et biomécanique comparée, et simulations informatiques. Le but ? Créer un simulateur de marche bipède qui permettra de déduire la locomotion de l'individu à partir du modèle 3D de son squelette. « Par exemple une saisie d'os coxal de Lucy. » L'équipe a commencé à travailler sur l'humain. « Donc là l'idée c'est vraiment de repérer les points saillants sur les os pour venir mesurer les mouvements du squelette avec les marqueurs. » Nous sommes dans le gymnase instrumenté de l'UNSS de Rennes, qui permet d'étudier le mouvement, ici la marche. La locomotion de cette étudiante peut ainsi être modélisée, mise en équation, grâce aux marqueurs collés à sa peau, et dont la position dans l'espace est enregistrée par un système de caméras infrarouges installées tout autour de la pièce. « Prête ? Allez go ! » « On peut mesurer tout un tas d'informations, les angles au cours du temps, les articulations, on peut mesurer aussi les vitesses, on peut mesurer les accélérations, et avec les plateformes de force, qui sont au sol, on mesure les forces de réaction du sol, les centres de pression. » « Allez Go ! » Toutes ces informations permettent de décrire avec des équations et des valeurs, le cycle locomoteur de l'individu. Ces données expérimentales servent également de premier test pour le simulateur de la bipédie. Pour que l'outil informatique, en cours de développement, soit valide pour l'humain, il devra retrouver cette même démarche naturelle à partir des données anatomiques du squelette. Et ce n'est pas un petit problème à résoudre ! « Un mouvement c'est un exemple de combinaison de toutes ces variables à un instant T. Or il y a une infinité de combinaisons possibles. On peut marcher de plein de manières possibles : plus ou moins accroupi, plus ou moins les pieds écartés, plus ou moins en croisant un peu, comme les marches de mannequin. Parmi tout ça, on en sélectionne une, quand on marche. On sélectionne une manière de marcher. Et le gros défi scientifique pour nous, en simulation, c'est d'être capables de retrouver cette marche là. » L'étude très fine, de notre démarche, permet de poser les bases théoriques de la bipédie humaine. Mais si nous voulons retrouver la marche bipède d'un australopithèque par exemple, les données humaines ne suffiront pas. « Il est clair que si on se base uniquement sur notre morphologie et sur notre contrôle de mouvement, on ne va pas pouvoir extrapoler sur des créatures dont on n'a pas la connaissance du mouvement. Donc l'idée c'est d'accumuler des grosses bases de données sur des locomotions de primates non humains, qu'on peut quand même mesurer. Par exemple le babouin, le chimpanzé, pour pouvoir avoir des comparatifs et vérifier qu'il y a une relation forme anatomique et fonctions, ce qui ne peut pas se faire si on n'a qu'une seule forme. » Il faut donc trouver d'autres formes. Direction la station de primatologie du CNRS de Rousset, près d'Aix-en-Provence. Les babouins, qui vivent ici, ainsi que ceux vivant à l'état sauvage, pratiquent occasionnellement la marche bipède, comme bon nombre de primates non humains d'ailleurs. Pour mesurer la biomécanique de la bipédie des babouins, un étonnant dispositif doit être mis en place. Ce sont des caméras, dans le visible cette fois-ci, qui sont installées autour de la pièce afin de modéliser leurs marches sur les deux pattes arrières. C'est après un long travail en amont que les animaux finissent par accepter la présence des scientifiques, de leur matériel de mesure, et qu'ils viennent marcher naturellement sur le tapis. « Il faut que l'animal ne soit pas trop en train d'accélérer ni trop décélérer, il faut qu'il reste à peu près au même endroit sur le tapis, et puis surtout qu'il y ait une marche, qui a plusieurs cycles de pas. » Les mesures effectuées sur ces animaux permettront, comme pour les humains, de modéliser leur bipédie. Et comme pour les humains encore, c'est ce mouvement que devra trouver le simulateur en se basant sur le squelette du babouin. « La logique c'est que, si ça marche pour l'homme, si ça marche pour un babouin, un chimpanzé, un bonobo ou un gibbons, il y a de fortes chances que, pour les espèces hominine fossiles, qui seront entre tout ça, ça fonctionne aussi. En tout cas que le résultat soit plausible. » Cette recherche fondamentale pousse les scientifiques à mieux définir la bipédie des primates d'aujourd'hui et d'hier, ainsi qu'à mieux connaître les fondements anatomiques de ces marches bipèdes. Ils doivent également développer de nouveaux outils informatiques qui se basent sur les dernières avancées technologiques. « Et les nouvelles méthodes de simulation que ce soit basé sur Machine learning ou les méthodes sur lesquelles on travaille en commun avec les roboticiens, par exemple le LAAS-CNRS à Toulouse, vont nous permettre d'explorer des pistes qu'on n'aurait pas pu explorer avant. » « C'est parti ! » Qu'il s'agisse de mieux comprendre une des grandes particularités de l'être humain, de trouver des applications en robotique ou dans le domaine médical, le projet HoBiS n'a pas fini d'alimenter notre marche continuelle vers la connaissance et vers le progrès.