Art et science : un beau mariage ?
Avec Anne-Marie Duguet, professeur à l'université Paris 1, directrice du laboratoire Les Arts et Médias, et Jean-Claude Ameisen, président du comité d'éthique de l'Inserm et professeur d'immunologie à l'université Paris 7.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2010
Durée : 27min23
Art et science : un beau mariage ?
LE DÉBAT ET VICE-VERSA Un plateau, deux invités, seuls devant les caméras. Ils sont là pour mener un débat exactement comme ils le veulent. Le débat et vice-versa Art et science : un beau mariage ? Mais pour commencer, petit aparté. Première invitée, qui êtes-vous ? Je m'appelle Anne-Marie Duguet et je suis professeur à l'université de Paris 1. J'enseigne sur les arts et les médias et je dirige un laboratoire qui s'appelle le LAM, Les Arts et Médias. Et à votre avis, pourquoi est-ce vous qui êtes là aujourd'hui ? Parce que je travaille sur l'incidence du développement technologique sur l'art contemporain. Par ailleurs, je dirige une collection d'archives sur l'art contemporain qui s'appelle Anarchive, où je travaille avec des artistes. Même question, pouvez-vous vous présenter ? Je m'appelle Jean-Claude Ameisen, je suis médecin et chercheur, je travaille sur la mort cellulaire, donc depuis quelques années je participe à des instances de réflexion éthique et d'une manière générale, je m'intéresse aux relations entre la science et la culture et la société. Et pourquoi vous pour ce débat ? Je ne sais pas mais j'ai participé à l'écriture d'un livre qui s'appelle Quand l'art rencontre la science, et donc l'idée c'est que la dimension d'émotion et la dimension de raison est dans ce qu'on attribue d'habitude à la science et à l'art, se complète et c'est une partie essentielle de ce qui nous rend pleinement humains. Top chrono, vous avez maintenant 30 minutes pour converser. Allez on commence. Première partie. Qu'est-ce qui est partagé par l'artiste et le scientifique ? Ce qui est partagé par l'artiste et par le scientifique c'est vraiment une attitude. Une attitude de découverte, de curiosité pour les phénomènes. Et surtout d'essayer d'aller voir au-delà de ce qui est observable, au-delà de ce que nous connaissons. Et là je pense que bien avant l'expérimentation, il y a une sorte de disponibilité qui est commune. Je trouve qu'il y a un peu cette idée d'écoute flottante ou de – de disponibilité sensorielle et intellectuelle. Oui, il y a peut-être quelque chose qui est peut-être de l'ordre de l'enfance, c'est-à-dire le moment où on pose des questions, où on n'a pas à priori l'idée de réponses préétablies et où tout – et où tout est extraordinaire. La couleur du ciel, la mer qui se retire, où va-t-elle ? Et donc il y a dans – comment je pourrais dire – il y a dans l'émotion qui amène la question, dans l'émotion devant la question et dans l'envie de comprendre, quelque chose qui est le début, les prémisses, sans doute, de la démarche artistique et de la démarche scientifique. Il y a beaucoup de points communs, très certainement, même si ce sont quand même des univers, des disciplines, des approches parallèles qui ont leurs particularités, leurs objectifs qui sont différents. Donc quand on parle d'un beau mariage, c'est aussi un mariage qu'on pourrait dire un peu à la mode, en ce moment. Et bon, moi je vois beaucoup de catégories qui sont un peu fabriquées à la hâte. Du genre, une – on voit fleurir l'art fractal, l'art algorithmique, le bio-art... Et tout ça, il y en a tellement qu'en définitive, il y a une sorte de facilité, on accole art à une discipline ou à une recherche scientifique et on a l'impression que c'est pas très sérieux. Mais en même temps, je crois que cela signifie quelque chose, vraiment, d'un intérêt fabuleux, formidable, des artistes pour la science, au moins. Alors je crois que c'est – vous avez raison, il peut y avoir quelque chose de factice dans la manière dont c'est réuni aujourd'hui ou dont le mariage se fait. Mais je crois que paradoxalement c'est quelque chose de très ancien. C'est-à-dire, je pense que dans l'Antiquité, plus tard à la Renaissance, plus tard au XVIIIe siècle, au fond, les différences, les clivages que nous faisons aujourd'hui étaient beaucoup plus flous. C'était différentes façons d'aller explorer, creuser, enrichir, au-delà de la perception première de la réalité. Donc c'est cette idée au fond que chacune de ces activités fait partie de la culture humaine et de la nature humaine et qu'elles se complètent parce qu'à elles seules elles ne peuvent pas nous suffire à percevoir la richesse de la réalité. Donc il y a à la fois la quête de l'invisible, mais il y a cette idée que l'invisible, la réalité qui se dévoile, ce qu'il y a au-delà de l'horizon, il y a plusieurs démarches complémentaires et la question c'est de pas les confondre. Il est évident que l'art, une démarche artistique n'est pas une démarche scientifique, mais elles ont énormément en commun. Alors moi j'abonderais dans votre sens, mais d'autant plus que si on se réfère, pas à l'Antiquité mais à la Renaissance, c'est évidemment, l'exemple le plus connu c'est Leonard de Vinci qui, en une seule personne, il avait pas besoin – il se mariait avec lui-même, je dirais. Il était à la fois inventeur de techniques, connaisseur aussi de – de données scientifiques sur le corps, sur – Et il était artiste en même temps. C'était la même personne. Il y a des figures de ce type aujourd'hui. On les connaît pas tellement. On pense toujours à des individus séparés mais il y a des – si je prends l'exemple de Norman White... Norman White qui est un artiste canadien qui travaille sur l'art comportemental on peut dire, qui explore donc des comportements complexes à travers des robots, il a une formation en biologie à Harvard. Si on prend l'exemple de Piotr Kowalski, Piotr Kowalski aussi, il a une formation en mathématiques et en architecture. Donc en fait, un même individu peut, à des degrés différents, un degré de spécialisation différent, peut avoir une double – cette double approche. Alors dans ce que vous dites, je veux dire au fond, ce que nous essayons de faire, dans l'éducation, ce que nous essayons de faire dans l'animation de la vie culturelle, c'est justement de mettre en résonance ces approches complémentaires. Donc d'une certaine façon, d'un côté, on a l'air de s'étonner que ça puisse cohabiter, et d'un autre côté on a tous cette idée qu'au fond on devient pleinement humain si on a accès à ces démarches-là. Où la confusion existe c'est – on peut avoir une approche scientifique, avoir une approche artistique sans contribuer forcément de manière essentielle au développement des arts ou des sciences. Donc il y a deux questions distinctes. Il y a « Est-ce que – qu'y a-t-il comme rapport entre quelqu'un qui fait avancer les connaissances scientifiques et quelqu'un qui fait avancer – dont on pense qu'il fait avancer l'art ? », et puis « comment chacun de nous peut se plonger dans ces deux démarches ? » et « en quoi est-ce qu'elles se complémentent, en quoi est-ce qu'elles apportent quelque chose ? » Vous citiez des exemples. Je veux dire Goethe est un très bel exemple. Un grand poète qui était en même temps un grand botaniste qui a fait un magnifique traité des couleurs dans lequel il remettait en cause la vision qu'avait Newton de – des mécanismes de notre vision. Donc Newton pensait que c'était la simple transposition en couleur des longueurs d'onde de la lumière. Et où Goethe, de manière beaucoup plus moderne et aujourd'hui considéré comme beaucoup plus – correspondant beaucoup mieux à la réalité – pensait que nous inventons en partie les couleurs à partir des longueurs d'onde que nous percevons. Donc on voit que, que les – on peut faire des contributions dans les deux. On peut considérer, je pense pour Goethe, et c'était un peu deux façons différentes de faire la même chose. Et l'autre question c'est « comment est-ce qu'on peut approcher les deux, faire vivre les deux dans la vie courante, lorsqu'on est un enfant à l'école, lorsqu'on est étudiant à l'université, lorsqu'on est dans la cité. Et là, je pense que ce qui est important c'est que je crois que le XIXe siècle et le XXe siècle a fait semblant de croire que la raison, et donc l'appréhension scientifique du monde est d'autant plus efficace qu'elle est froide, dépourvue d'émotion et que l'art, d'une certaine façon est d'autant plus splendide qu'il est irrationnel et qu'il fait appel qu'à l'émotion. Et donc je crois que ce qui a été perdu et que nous sentons tous dans notre vie courante, c'est que ressentir permet de mieux comprendre et comprendre permet de mieux ressentir. Et donc d'une certaine façon, je vais dire, la rationalité ne prend – l'explication du monde ne prend de sens que si elle s'ancre dans quelque chose qui est de l'ordre de la perception, du ressenti et de l'émotion, et qu'inversement, lorsque nos émotions sont dans un contexte que la raison peut appréhender, eh bien il y a aussi quelque chose qui y gagne. Donc la séparation, comme tout ce qui est de l'ordre de la spécialisation permet d'aller loin, mais elle donne, je crois, de l'artiste et du scientifique dans la société, une vision artificielle. Oui, on a cette idée de la science. Quand je dis « on » c'est plutôt du point de vue de l'art et même de la population en général. On a cette idée que la science, bon, trouve une vérité, qu'il y a une rigueur, il y a une aura scientifique qui est liée à cette rigueur et à la haute estime, et c'est justifié, dans laquelle on tient ces vérités qui sont trouvées. En fait on s'aperçoit quand même que ce sont des vérités approchées, comme disait Bachelard ou qu'il y a beaucoup d'indéterminisme dans tout ça, qu'il y a beaucoup de subjectivité, qu'aussi, le scientifique se projette beaucoup lui-même, se trouve, se découvre aussi lui-même dans – au cours de la recherche qu'il produit. Oui, alors je pense, au fond, dans l'élaboration de la science, des tas de phénomènes de type affectif, intuitif, émotionnel et qui sont très proches de l'expérience artistique, vont présider à la naissance de la science mais qu'ensuite, ce qu'on en fera, c'est-à-dire ce qui sera une loi scientifique, ce qui sera une application scientifique sera débarrassé de ce qui lui a donné naissance et je dirais, sera considéré comme d'autant plus solide que ça tient, quand c'est débarrassé de ce qui lui a donné naissance. D'où l'idée que la science est désincarnée, que la science se dit comme si la nature parlait toute seule. C'est-à-dire personne ne parle, personne ne dit « je », mais c'est parce que sa validité, sa solidité, son objectivité, sa reproductibilité tient du fait justement que ça ne dépend pas de qui l'a pensé. Mais l'oubli qu'on fait c'est que par contre, au fond, si ça valeur à un moment donné, tient à son universalité, sa production, elle, est totalement locale. Qu'est-ce que la science apporte à l'art ? La science, oui, j'ai envie de dire elle apporte tout. Disons elle apporte tant, que... À des niveaux très différents, en fait, elle apporte, bon, des connaissances qui sont nécessaires à l'artiste pour développer les outils qui lui sont nécessaires à la réalisation de certains projets, qui définissent ses techniques. Comme les – par exemple, les impressionnistes ou les pointillistes comme Georges Seurat, ont été très influencés, très directement influencés par les recherches de Maxwell ou de Chevreul... Georges Seurat 1859-1891 James Clerk Maxwell 1831-1879 Michel-Eugène Chevreul 1786-1889 sur le contraste coloré par exemple. Alors ça c'est un aspect. L'autre, quand je dis qu'elle apporte pour moi, tout, c'est – ce sont les collaborations qui se sont développées de plus en plus depuis surtout le milieu des années 60, entre artistes, scientifiques mais aussi avec des ingénieurs. Et là, il y a quand même un groupe qu'il faut signaler qui était fondamental, c'est EAT, « Experiments in Art and Technology ». E.A.T Experiments in Art and Technology Où des artistes comme Robert Rauschenberg a travaillé avec un ingénieur comme Billy Klüver, et ils ont suscité, ils ont vraiment stimulé ce mouvement de collaboration entre des disciplines donc, tout à fait différentes. Et je trouve qu'il y a un très bel exemple et c'est celui sur lequel je travaille en ce moment, mais dans le fond j'ai envie d'en parler, qui est cette artiste japonaise Fujiko Nakaya... Fujiko Nakaya qui a fait des brouillards depuis les années 70. Mais pour créer ces brouillards à partir d'eau purifiée, c'est donc pas de la fumée ou quoi que ce soit, il a fallu faire non seulement des tests techniques, mais faire appel à des savoirs scientifiques. Elle a travaillé avec des météorologues, avec des physiciens. Et je trouve qu'il y a là, vraiment, dans ces collaborations un ensemble d'attitudes, d'échanges, de partages qui sont pas toujours faciles et évidents, mais de partages de langage qui sont très intéressants où on voit que la science est absolument indispensable pour certains projets. Ce que vous évoquez c'est vraiment – il y a la technique, c'est extraordinairement important – et puis il y a le tissage de chacune de ces activités qu'on va appeler scientifiques ou qu'on va appeler artistiques, dans la culture. La poésie, le théâtre se dit et puis se retient et puis évolue au fur et à mesure que la mémoire bouge. Et puis un jour il y a l'invention de l'écriture, et puis ça va être une autre forme d'inscription de l'art dans la réalité. Donc on voit qu'à chaque invention culturelle, à chaque invention technique, à chaque invention scientifique, à chaque invention artistique, la culture se modifie et va permettre l'émergence de quelque chose de nouveau. Et c'est vrai que la science contribue et a contribué, tout dépend ce qu'on appelle la science, mais depuis l'origine de l'humanité, à des changements profonds dans lesquels, au fond, l'art s'est inscrit et donc les deux coévoluent, si on regardait dans un contexte biologique, c'est comme – l'un est l'environnement dans lequel l'autre va émerger et se modifier. Alors c'est très frappant. Vous parliez de Maxwell pour l'impressionnisme ou le pointillisme. Moi je suis toujours frappé que la naissance du pointillisme est contemporaine de l'invention des microscopes à haute définition qui font émerger la théorie cellulaire. C'est-à-dire, c'est le milieu du XIXe siècle où on découvre que tous les corps des animaux et des plantes sont composés d'entités invisibles qui sont les cellules. Et donc on est devant un paysage pointilliste universel. Tout ce qui vit est fait de points et d'un seul coup ça apparaît dans la peinture. La physique moderne va déconstruire nos notions intuitives d'espace et de temps et puis on va voir émerger l'art abstrait, une musique nouvelle. Donc lequel précède l'autre ? C'est même pas tellement cette question, c'est, au fond, chacun s'inscrit dans une culture, la fait bouger et favorise l'émergence de l'autre dans un domaine qui est beaucoup plus nouveau peut-être, parce qu'en tout cas qui progresse, qui sont les neurosciences. C'est-à-dire que les neurosciences commencent à se poser des questions sur ce qu'est la démarche artistique et ce qu'est la démarche scientifique. Il y a un très beau film qu'on avait primé au festival de films scientifiques Pariscience qui s'appelle Music Instinct (L'Instinct de musique) et qui était très beau parce que c'est à la fois un film dans lequel des artistes, de grands artistes, de grands interprètes de musique classique ou des chanteurs parlent de leur art, parlent de la musique en tant que musique, en tant qu'expérience profondément artistique. Et puis des neurobiologistes essaient de capturer une partie de ce que – de la manière dont ça naît. Je pense aussi que toute la recherche scientifique telle qu'elle est aujourd'hui, hypermédiatisée, on va dire, parce que ça c'est important de voir les conditions de la, de la recherche artistique aussi, c'est dans un milieu culturel où l'on connaît, où l'on a accès. À la fois des instruments comme l'informatique, à ces nouveaux moyens de visualisation, de simulation, et puis à l'information. Je crois qu'il y a aussi quelque chose, on l'a pas dit tout à l'heure, mais qui est profondément commun dans la démarche scientifique et artistique, c'est la médiation, le partage. C'est quelqu'un ou une collectivité ou une personne qui au fond, fait voir aux autres ce que son activité lui a permis de percevoir, d'inventer de la réalité. Il y a, il y a toujours quelque chose que j'ai trouvé fascinant d'un point de vue artistique en Chine, qui s'appelle les pierres de rêve et qui est, qui sont en fait des – l'artiste, si je puis dire, va dans la montagne, trouve un rocher, pense qu'il va y avoir quelque chose de beau, le découpe. Et puis à l'intérieur, la sédimentation a créé un paysage, (c'est des pierres un peu savonneuses), qui ressemble à des montagnes, à des lacs. Et donc c'est l'équivalent d'un tableau chinois et l'artiste, c'est celui qui le trouve, le découpe, écrit un titre, signe de son nom. Et donc au fond, avoir vu quelque chose et le donner en partage fait déjà de ce qui est donné, une œuvre d'art. Donc je crois que c'est cette médiation humaine, c'est-à-dire le fait que ce que quelqu'un a vu et qu'il donne a partager, qui est peut-être intrinsèquement au cœur de cette démarche commune qui est, qui, qui est la démarche scientifique et artistique. Mais j'ai souvent cette impression, si vous voulez, que des très belles images scientifiques (et on en a de l'univers par le télescope Hubble, on l'a par les microscopes au fond de nos corps) sont un peu comme des pierres de rêve. C'est une production scientifique mais c'est presque une œuvre d'art. C'est quelque chose que quelqu'un a vu et qu'il donne en partage. Je trouve que ce que la science apporte à l'art aussi, c'est des métaphores. Quand on parle, quand on connaît rien à la science, ou très peu de choses, et qu'on entend le terme de « poussière d'étoile », d'attracteurs étranges, il y a une espèce de poésie là-dedans qui stimule la création. Enfin en tout cas qui stimule l'imagination. Un dernier mot là-dessus. Quand vous disiez les métaphores. « Impression soleil levant » j'ai toujours trouvé ça très étonnant, de Claude Monet. C'est - « Impression soleil levant » c'est magnifique. C'est la façon dont lui voit un soleil levant et qui nous bouleverse parce que c'est une façon particulière. Mais pour un scientifique depuis Galilée, le titre est tout à fait exact. Le soleil levant c'est une impression, c'est une illusion. En réalité, c'est la Terre qui tourne sur elle-même est c'est nous qui à la fois savons que la Terre tourne sur elle-même, et donc le soleil levant est une illusion et qui d'un autre côté, voyons et pensons le soleil se levant et se couchant. Et donc au fond, les deux nous montrent que la réalité est beaucoup plus riche et complexe que nous ne pouvons spontanément le percevoir. Et c'est dans ce sens, je crois que les deux démarches nous enrichissent et que les deux démarches, même si c'est par inadvertance, rentrent en dialogues. Qu'est-ce que l'art apporte à la science ? Ces questions sont compliquées. « Qu'est-ce que la science apporte à l'art ? » et « Qu'est-ce que l'art apporte à la science ? ». On a l'impression, là encore, que, que c'est deux démarches distinctes, qui contribuent l'une à l'autre. Je crois que c'est – la question plus profonde c'est « En quoi rentrent-elles en résonance ? » « En quoi la coexistence entre les deux nous enrichit ? » Il y a une initiative qui a été prise il y a quelques années dans une très grande université américaine qui est l'université de Yale, et qui aujourd'hui s'est propagée à toutes les grandes universités américaines et qui concerne les études médicales. Et l'idée, donc, il y a quelques années, était de faire en sorte que des étudiants en médecine soient initiés à l'art. Alors à Yale ça a été l'art pictural, les visites de musées, des cours de peinture ; dans d'autres universités ça a été de la poésie, le, le, le roman, des séances d'écriture. Et l'idée, c'était au fond, un médecin n'est pas simplement un homme de science, c'est aussi quelqu'un qui a affaire à une personne et donc l'art, peut-être permettra, au cours des études d'approfondir l'empathie, le, le, la recherche de l'autre, derrière, derrière une appréhension qui n'est pas purement biologique ou anatomique ou physiologique. Et en effet, le résultat donc c'est que, c'est qu'il semble que ça donne en effet, en terme d'empathie, de sympathie, d'écoute, un avantage. Ce qui était très surprenant et qui fait que ça s'est diffusé dans toutes les universités maintenant comme une partie importante de l'enseignement, c'est que non seulement, évidemment ça rend plus sensible à l'écoute, ça rend, entre guillemets, plus humain dans la pratique du métier, mais ça augmente la qualité du sens diagnostique. Autrement dit, la surprise, parce que c'était pas attendu, c'est que quand vous prêtez plus d'attention à la personne, ce qui est une démarche humaine, eh bien en plus, vous êtes meilleur dans ce que vous en tirez comme conclusion dans la pratique médicale parce qu'étant plus intéressé, eh bien en fait vous allez plus profondément dans votre approche. Il y a une phrase de John Keats, du poète John Keats que j'aime beaucoup qui est « Rien ne devient jamais réel tant qu'on ne l'a pas ressenti. » Et je crois qu'autant la science, d'une certaine façon, permet de comprendre, mais pas forcément de ressentir. L'art permet de ressentir. Moi, ce que je reproche souvent quand on se demande ce que l'art appor – apporte à la science, c'est très souvent une meilleure visualisation des recherches scientifiques. Alors l'artiste va venir donner un petit peu des couleurs, un petit peu plus séduisantes. C'est le bonus de séduction, qu'il y a. Alors bon, ça c'est pas très intéressant, à mon avis. C'est assez superficiel. Mais il y a un autre, peut-être un autre aspect de l'activité artistique qu'il me semblerait intéressante de signaler, c'est la manière dont des artistes testent, pas au sens scientifique, mais en faisant toutes sortes d'essais, d'expérimentations ou en faisant vraiment des propositions qui traitent de l'espace et du temps. Par exemple on a vu beaucoup d'artistes utilisant la vidéo, travailler sur des perturbations de la perception de l'espace en renvoyant au spectateur, disons au visiteur plutôt, une image avec un décalage de 8 secondes, et en même temps une image directe dans le miroir... des combinaisons, des dispositifs où l'artiste traite de ces questions très fondamentales de l'espace et du temps et de la perception. Je crois que l'art apporte cette espèce de – vous parliez de brouillard tout à l'heure – d'une certaine façon, il dissipe le brouillard des apparences. Et donc en le dissipant, il permet, non pas forcément de rencontrer une réalité nouvelle mais d'aller à sa recherche. Je lisais un livre qui vient de sortir qui est pas encore traduit en français de Siri Hustvedt, la compagne de Paul Auster, qui s'appelle La Femme qui tremble, où elle fait une voyage à partir de ce qui lui arrive dans la neurobiologie et les neurosciences et la psychiatrie actuelle, un voyage extrêmement bien formé, mais comme elle est romancière, la façon dont elle s'interroge sur ce qui lui arrive et la façon dont elle visite ce que la science en dit aujourd'hui a une qualité humaine, une sensibilité, une résonance qui souvent n'est pas là dans ce qu'on dit aujourd'hui que la science permet de comprendre. Donc je crois qu'il y a une contribution, il y a une médiation. La démarche artistique est une des médiations qui peut rendre la science sensible et si j'allais plus loin, c'est – au fond ce que la science apporte à l'art et ce que l'art apporte à la science, c'est en quoi à elles deux, ces deux démarches peuvent contribuer à quelque chose qui les dépasse. Et je crois que comme d'autres démarches humaines, au fond, elles contribuent à quelque chose qui les dépasse et qui est nos relations au monde et aux autres. Il y a deux dimensions, je trouve, très importantes aussi, qui est d'une part la dimension du jeu, parce que l'artiste va jouer avec ses découvertes sur les phénomènes. Il peut se permettre cela, et ce qu'il peut se permettre aussi, mais vous allez peut-être me dire que non, il peut se permettre la dérision, l'humour. Et quelle peut être la part de l'humour dans la recherche scientifique ? Alors elle peut être très grande. Alors encore une fois, dans la recherche elle-même, Oui. Elle peut être considérable, comme toute activité humaine. Après, dans la manière dont la science se dit et se transmet, c'est autre chose. La contribution que l'art peut faire à la science, elle est de l'ordre, peut-être, de l'éthique. C'est-à-dire la démarche humaine. Il y a deux choses qui me frappaient dans son autobiographie qu'il écrivait à l'attention de sa famille quelques années avant sa mort, Charles Darwin disait que quand il avait jusqu'à l'âge de 30 ans, il était extraordinairement ému par les poètes, par Shakespeare, par Shelley, par Byron, par la musique, il adorait les tableaux ; et puis que depuis quelques années, ça l'a complètement quitté, il aime plus les tableaux, la musique l'embête, il aime plus la poésie. Et il dit, c'est drôle, c'est comme si mon esprit était devenu une machine, une immense machine à moudre des lois générales à partir d'un large assemblage de faits et que le sens esthétique m'avait abandonné. Bon. Et il dit (et je pense que c'est important), le fait que le sens esthétique m'ait abandonné, c'est sûrement mauvais pour le bonheur, c'est sûrement mauvais pour l'intellect, mais, dit-il, c'est sûrement encore plus mauvais pour le sens moral parce que ça entraîne l'abandon de cette part émotionnelle de notre nature. S'il y a pas cette dimension de sensibilité, d'émotion, il y a un risque que la science devienne inhumaine. pour continuer ce que vous venez de dire sur la vérité, je pense à cette phrase de Picasso qui disait : « l'art est un mensonge qui nous permet de voir la vérité. » Et voilà, je trouve que ça – C'est peut-être le dernier mot que j'aurais à dire. C'est déjà fini, merci. La semaine prochaine, on se retrouve au même endroit avec deux nouveaux invités pour débattre et s'écouter.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2010
Durée : 27min23