Michel Serres Philosophe
-La scène se passe dans une ville qui ne s'appelait pas encore Paris, qui s'appelait Lutèce.
À Lutèce, il y a très longtemps, au IIe siècle après Jésus-Christ, il y avait une secte très fermée, les premiers chrétiens.
À force de persécutions par la police, ils se réunissaient en secret.
Réunis en secret, ils écoutaient, un jour, le discours d'un évêque qu'ils avaient élu.
Évidemment, même les sociétés secrètes ont des mouchards.
La police a enfoncé les portes et les fenêtres, s'est saisie des premiers chrétiens et a pris l'évêque en question.
Le centurion a tiré son couteau et lui a coupé la tête qui a roulé par terre.
Catastrophe !
Non, pas catastrophe, miracle.
L'évêque en question s'est penché, a ramassé sa tête et l'a portée en haut de la colline Montmartre.
C'est ce qu'on raconte.
Donc il avait sa tête à la main, ce qui est très intéressant.
Parce que, quand on allume l'ordinateur le matin, qu'est-ce qu'il contient ?
On a de la mémoire, une mémoire formidable, avec le souvenir puisqu'on peut appeler n'importe quoi.
On a beaucoup d'images et même des films, si on veut.
Et d'autre part, grâce à certains logiciels, on peut résoudre des équations ou des opérations très compliquées.
Ah oui, mais quand j'étais jeune, j'avais un manuel de philosophie qui, au chapitre de la connaissance, disait que la connaissance humaine comprenait trois facultés : la mémoire, l'imagination et la raison.
Il était bien entendu que ces trois "facultés" étaient où ?
Dans ma tête, dans les neurones, dans le cerveau, le cervelet, etc., la matière blanche ou grise.
Mais maintenant, la mémoire est dans la machine, les images sont dans la machine et la raison est dans la machine.
Donc je tiens ma tête à la main et je m'appelle saint Denis.
Demain, il faudra appeler votre ordinateur Denis, puisque le miracle a eu lieu.
Aussi extraordinaire que soit cette histoire, elle décrit bien ce qui se passe aujourd'hui.
Est-ce que c'est nouveau ?
Oui, c'est très nouveau qu'on ait sa tête entre les mains, bien sûr.
Pas tout à fait. Pas tout à fait.
Si on se réfère à une histoire passée, on voit qu'à un moment, on a inventé l'écriture quand tout était oral.
Eh oui, mais quand on a inventé l'écriture, si quelqu'un parlait, on pouvait prendre des notes.
Donc on a perdu la mémoire qui s'est trouvée dans l'écriture.
Et puis, quand on a inventé l'imprimerie par la suite, toute la mémoire des historiens, etc., s'est trouvée dans les livres.
Montaigne, qui est un bon philosophe sur ce sujet, a dit : "Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine." La tête pleine de la mémoire était dans les livres.
Donc c'était déjà arrivé que la mémoire soit dans les livres, puis dans l'ordinateur.
Vous voyez donc qu'il y a une objectivation, une externalisation des fonctions du corps, qui passent dans les objets.
C'est extraordinaire.
Une fonction corporelle, ici une fonction cognitive, est externalisée dans un objet.
Est-ce que c'est extraordinaire ?
Oh non, je ne crois pas.
Parce que, quand je tape sur un clou, je me fais mal à la main.
Alors j'ai intérêt à inventer un avant-bras et un poing.
Ah oui, c'est un marteau !
Je prends l'avant-bras et le poing et je tape... Vous voyez ?
C'est devenu un marteau, il y a externalisation de cet objet.
J'ai l'impression que les objets techniques ont été produits par cette externalisation progressive des fonctions du corps.
Que l'homme a eu ce génie, si vous voulez, de faire sortir du corps ses performances pour en faire des objets et ce serait ça, la technique, les machines.
Aujourd'hui, on a inventé un autre moment de cette externalisation, c'est l'objectivation des fonctions cognitives, des fonctions de la connaissance, la mémoire, l'imagination et la raison.
L'histoire de saint Denis, qui est une histoire dont personne ne croit une seule minute la réalité, est beaucoup plus intéressante que beaucoup de philosophies.
Elle décrit exactement ce qui se passe aujourd'hui avec l'ordinateur.