L’océan, nouvel eldorado minier ?
Aujourd’hui, les missions d’exploration se multiplient, en quête de minerais très convoités. Mais les défis techniques, économiques et environnementaux sont redoutables... et peut-être insurmontables !
Enquête d’Isabelle Bellin - Publié le
Plus de minerais sous l’eau que sur les continents
En janvier 2024, les députés norvégiens votaient en faveur d’une prospection des minerais des fonds marins sur une large partie du plateau continental, où le pays est souverain. Un pas vers une première exploitation mondiale ? Cette décision est en tout cas suivie de près par plusieurs pays qui envisagent eux aussi de racler les plaines abyssales ou de forer les dorsales et monts océaniques.
Que convoitent-ils ? Des métaux dont la demande croît pour alimenter de multiples technologies numériques et énergétiques, notamment répondre au besoin massif en batteries. Or les grands fonds recèlent des ressources parfois bien plus conséquentes qu’à terre : manganèse, cuivre, cobalt et nickel y sont présents en quantité, la Chine se plaçant dans les premiers rangs mondiaux pour la transformation industrielle de plusieurs d’entre eux. Ces minerais qui mettent des milliers, voire des millions d’années à se solidifier à partir des métaux présents dans l’eau de mer ou qui jaillissent de la croûte océanique, se présentent sous trois formes.
Les plus abondants – des centaines de milliards de tonnes – et les plus convoités sont des nodules qui recouvrent d’immenses plaines abyssales de 4 000 à 5 000 mètres de profondeur. Ils hébergent une biodiversité d’autant plus riche que leur densité au sol est élevée. Sur des rayons de 50 km en moyenne, les sulfures tapissent quant à eux des champs hydrothermaux à la limite des plaques tectoniques, parfois dès 800 mètres de fond. Enfin, des encroûtements riches en cobalt recouvrent certains monts sous-marins, parfois à partir de 400 mètres de profondeur, et sur des milliers de kilomètres carrés.
Des cheminées riches en métaux
Découvertes dans les années 1970 dans l’océan Pacifique, d’étonnantes sources hydrothermales crachent des fluides brûlants des entrailles de la Terre, à environ 400 °C. Elles se situent le long des dorsales océaniques, de longues chaînes de montagnes sous-marines. Au contact de l’eau froide, les fluides émis se solidifient, formant des cheminées de dizaines de mètres de haut. Ils sont composés de nombreux éléments chimiques dissous et de particules polymétalliques. Les missions océanographiques ont permis de montrer qu’il existe de telles sources tous les 100 km en moyenne ! Autour de ces sources vit un riche écosystème (crabes, crevettes, moules, micro-organismes...), dans le noir des fonds abyssaux.
Un « patrimoine commun de l’humanité »
Les dépôts minéraux sous-marins ont été découverts vers 1860. Un siècle plus tard, un géologue américain, John Mero, proclamait l’existence de ressources colossales de nodules exploitables. Un intérêt vite retombé vu les défis technologiques et la chute du cours des métaux. Néanmoins, pour que les pays industrialisés ne monopolisent pas ces ressources, les Nations unies les déclarent dès 1970 « patrimoine commun de l’humanité ».
Suivant ce mandat, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) est créée en 1994. Elle est chargée de réglementer l’exploration et l’exploitation des ressources minérales des grands fonds au-delà des limites des juridictions nationales, et d’organiser une redistribution des richesses vers les pays en voie de développement et ceux qui risquent de pâtir des extractions minières. Réunissant 168 États, elle gère plus de 50 % des fonds marins dans la zone dite internationale, c’est-à-dire la zone s’étendant au-delà du plateau continental (jusqu’à 200 m de profondeur) ou des zones économiques exclusives (ZEE), jusqu’à 200 milles marins.
Il existerait quelque 250 zones exploitables, mais aucune demande n’est recevable avant l’adoption d’un code minier sous-marin qui précise les contraintes technologiques, financières et environnementales, ces dernières figurant désormais parmi les prérogatives de l’AIFM. L’adoption de ce code a été reportée à 2025 ou après. Mais il subsiste un vide juridique dont certains pays pourraient tirer profit. En attendant, en mai 2024, l’AIFM avait délivré 31 permis d’exploration impliquant 21 pays. Certains critiquent d’ailleurs l’ambivalence de ses fonctions, car cette autorité de contrôle est aussi, de fait, dédiée à l’exploitation.
Labourer les plaines... abyssales
Au milieu du Pacifique, entre Hawaï et le Mexique, vers 5 000 mètres de profondeur, la zone de Clarion-Clipperton (ZCC) riche en nodules est la mieux connue et la plus convoitée, avec 19 permis d’exploration délivrés sur un total mondial de 31. The Metals Company (TMC) y a récolté plus de 3000 tonnes fin 2022 avec un engin conçu par Allseas, un industriel du pétrole offshore, capable de récupérer 1,3 million de tonnes par an. Autres entreprises en lice : la norvégienne Loke Marine Minerals et la belge Global Sea Mineral Ressources, qui a fait un test de ramassage des nodules en 2021 sans les pomper, opération délicate et coûteuse.
De multiples impacts sur l’environnement
Une exploitation minière aurait des effets comparables à ceux d’une éruption volcanique, avec une surface totale impactée deux à cinq fois supérieure à la zone d’exploitation. Les plus immédiats sont la perte d’habitat et les panaches de sédiments, emportés à des centaines de kilomètres, et l’enfouissement ou la mort de bivalves, coraux mous et noirs et autres animaux filtreurs. À plus long terme, les impacts seraient importants également : une étude de 2023 a montré que la moitié des poissons et crevettes avaient disparu d’une zone exploitée durant 2 heures, et ce, un an après le test !
La colonne d’eau (entre la surface et le fond de l’océan) pourrait aussi être affectée par des rejets de fluides, et la pêche impactée. S’ajoutent à cela le bruit lié aux engins d’extraction, aux navires, aux pompes, au trafic ; les pollutions associées et la lumière. Et enfin, que devient le carbone assimilé par la faune, puis séquestré au fond, ce « puits de carbone » naturel dont les effets sur le climat sont pour l’heure inconnus ?
Selon l’Ifremer, la restauration des sédiments de surface d’un site pourrait prendre des années, sinon des siècles ! Ainsi, 26 ans après un test d’extraction réalisé en 1989 dans le bassin du Pérou, les traces de drague restaient visibles et la biodiversité réduite. Les entreprises minières travaillent donc à la conception d’engins minimisant les panaches sédimentaires. Mais leurs modèles de dispersion devront être propres à chaque site pour bien évaluer les risques, préviennent les chercheurs. Car faute de suivi à long terme, on ignore encore la résilience des écosystèmes marins.
Les défis de l’exploration
Dépourvues d’activité volcanique, les zones convoitées par les industriels ont été très peu étudiées. Tout reste à découvrir ! Ainsi, en juillet 2024, un étonnant dégagement d’oxygène par les nodules a été observé à 4 km de profondeur dans la zone de Clarion-Clipperton, en l’absence de lumière et donc sans photosynthèse ! Avant toute exploitation, un état des lieux de l’écosystème est donc imposé par l’AIFM. La capacité des espèces animales des grands fonds à se disperser, se reproduire ou coloniser de nouveaux sites fait ainsi l’objet de recherches : des connaissances essentielles en vue d’une possible exploitation.
Une biodiversité à part
D’épais buissons de vers géants ont été découverts en 1976 près des sources hydrothermales, entourés de bancs de moules énormes, d’anémones, de crabes, de crevettes... Un riche écosystème où, sans lumière et avec très peu d’oxygène, ces animaux se nourrissent grâce à des bactéries qui tirent leur énergie des sulfures d’hydrogène émis par les cheminées. Mais faute de moyens, moins de 2 % des espèces sont répertoriées dans les fonds marins, inexplorés à 80 %. Or la biodiversité au sol serait trois fois supérieure à celle de la colonne d’eau : de véritables oasis abritant jusqu’à 200 espèces d’invertébrés sur la surface d’une feuille A4.
Une exploitation réellement rentable ?
En 2019, la société canadienne Nautilus Minerals faisait faillite après avoir tenté d’extraire des sulfures hydrothermaux par 1600 mètres de fond près des côtes de Papouasie–Nouvelle-Guinée. Ce petit pays très pauvre, qui pensait bénéficier d’une manne, a en fait hérité d’une lourde dette et de dommages environnementaux. À l’été 2023, le projet était relancé par Deep Sea Mining Finance, société qui a acquis Nautilus Minerals, faisant miroiter un potentiel désendettement.
Du moins si le projet échappe aux principaux risques financiers : la variabilité du cours des métaux (baisse du cobalt de 10 % entre 2016 et 2023, alors que la production de véhicules électriques augmentait de 2000 %) ; l’incertitude sur la demande (si de nouvelles chimies de batteries sont mises au point) ; celle du modèle économique (de l’extraction à la métallurgie en passant par la séparation) ou des normes écologiques. En outre, le flou réglementaire persiste : en Europe, certaines ONG demandent ainsi une taxation supérieure pour ces métaux, voire l’interdiction de leur exploitation. Par ailleurs, l’exploitation reste un défi, car certains sites convoités sont éloignés des côtes, comme la zone de Clarion-Clipperton (ZCC), à 5 jours de navigation de San Diego (Californie).
Pourtant, TMC, dont le cours de l’action a été divisé par 10 depuis sa cotation en bourse en 2020, annonce qu’elle exploitera des nodules en 2025 dans la ZCC que soient ou non établies les règles du code minier marin. Son PDG, l’ancien dirigeant de Nautilus Minerals, Gérard Baron, estime pouvoir lever 85 milliards de dollars pour ce seul projet après un versement prévu de 8,5 milliards à l’île de Nauru, candidate à l’exploitation dans la ZCC et partenaire de TMC.
Quelle faisabilité technique ?
Les défis technologiques de l’exploitation minière sous-marine sont énormes, incomparables à ceux de l’industrie des hydrocarbures offshore dont elle s’inspire. Les nodules, les plus faciles à récolter en théorie, sont aussi les plus difficiles d’accès : gérer tous les câblages pour intervenir à ces profondeurs, remonter les minerais sur quatre à cinq kilomètres, assurer le traitement en surface, etc., constituent une gageure. Et comme pour les sulfures hydrothermaux ou les encroûtements cobaltifères, les problèmes techniques à surmonter seront intimement liés aux contraintes écologiques et à la réglementation imposée.
Exploitation ou principe de précaution ?
Plusieurs appels à moratoire ont été lancés pour que l’humanité retarde ou renonce à l’exploitation minière sous-marine : par la Deep Sea Conservation Coalition, qui rassemble plus de 100 ONG et instituts pour la défense des grands fonds ; ou en juin 2024 par plus de 800 experts mondiaux en sciences de la mer de 44 pays qui plaident pour le recueil d’informations scientifiques solides avant toute exploitation. Et même, fait rare, par le secteur privé, à travers le moratoire du World Wild Found for Nature (WWF) : 49 multinationales, dont Google, BMW, Renault ou Samsung affirment qu’elles ne s’approvisionneront pas en minerais provenant des fonds marins et ne financeront pas cette industrie.
Au niveau politique, le Parlement européen a voté en 2022 une résolution invitant la Commission et ses États membres à soutenir un moratoire international, y compris auprès de l’AIFM, jusqu’à ce qu’une protection efficace de l’environnement marin soit assurée. En février 2024, il condamnait très largement le gouvernement norvégien. De même, l’Union internationale de conservation de la nature (UICN) appelle les États membres de l’AIFM à s’opposer à cette industrie.
Pourtant, seule une minorité d’entre eux (25 sur les 168 membres de l’AIFM) demandent un moratoire. La France, elle, après un revirement surprise en 2022, prône même une interdiction totale d’exploitation. À l’inverse, l’Inde, la Chine ou la Russie militent pour l’exploitation, tandis que les États insulaires sont très divisés entre développement économique et impacts environnementaux. Bref, l’avenir de l’exploration, et plus encore de l’exploitation minière sous-marine, est encore loin d’être joué !