AU TABLEAU !
Joël de Rosnay
Voilà une question qui à l’air assez banale - pourquoi les sapins sont-ils noirs et pointus dans les montagnes ? - mais qui pourtant permet d’expliquer pas mal de phénomènes de l’évolution naturelle, de l’évolution darwinienne. Je rappelle que l’évolution darwinienne passe à partir de mutations dans l’ADN, dans la banque génétique des êtres vivants, de sélection, d’adaptation, des mieux adaptés au climat, par exemple, à la course, à la vitesse, à la nage, et de reproduction. Mutations, sélection, adaptation, reproduction.
Qu’est-ce que ça a à voir avec les sapins ? Eh bien, il faut considérer que les forêts constituent sur la planète Terre une sorte de peau, entre guillemets, attention, je ne fais pas une analogie trop directe, mais parce que la Terre fonctionne comme un système cybernétique, c'est-à-dire qu’elle régule beaucoup de choses de manière tout à fait autonome, par exemple la température moyenne du globe, le taux de sel dans les océans... Et dans ce cadre, cette Terre « cybernétique », un peu comme un organisme vivant, s’adapte à des conditions locales, climatiques, aux différents éléments, dont les forêts. Et parmi ces forêts, il y a ce qui nous intéresse, c'est-à-dire des sapins noirs et pointus dans les montagnes.
D’abord, essayons de revenir sur cette couleur noire ou la couleur blanche. Pourquoi le noir ? Le noir on le sait, il a une couleur sombre en général, il va attirer la lumière et transformer une grande partie de cette lumière. 95 % de la lumière va se transformer localement en chaleur et permettre, comme une couverture, en fait, comme une couverture chauffante, de maintenir une sorte de température permanente dans certains endroits, dans certaines zones. A l’inverse, la couleur blanche va réfléchir la lumière et renvoyer la chaleur. C’est d’ailleurs pour ça que dans les pays tropicaux où on veut ne pas avoir trop chaud, on s’habille avec des vêtements blancs. Donc, le noir et le blanc ont des propriétés très différentes vis-à-vis de la chaleur et de la lumière. Et d’ailleurs, on peut mesurer la capacité d’absorption ou de réflexion de la chaleur ou de la lumière et cette possibilité s’appelle l’albédo. L’albédo, ce n’est pas une mesure réelle, c’est une mesure... L’albédo, c’est une mesure abstraite, c’est un chiffre abstrait qui est compris entre 0 et 1. On va dire que le 0 de l’albédo, c’est ce qu’on appelle le corps noir. Le corps noir va absorber tout la lumière et toute la température qui se trouve... toute la chaleur qui se trouve dans les environnements, donc c’est zéro. Et par contre, le 1 est représenté par la neige, une couverture de glace, les pôle, etc. Eux, ils vont réfléchir, eux, ils absorbent. Ils vont réfléchir la lumière, réfléchir la température et c’est 1. Donc, l’albédo est compris entre 0 et 1.
Revenons à nos sapins. Et là, je vais dessiner deux choses. D’abord, des sapins. Voilà. Ils sont très... ils sont sombres et ils sont pointus, ils ont les branches dirigées vers le bas. On va en faire deux. Voilà. Voilà deux sapins l’un à côté de l’autre, et ces sapins vivent dans les montagnes. Or, dans les montagnes, il fait froid et il neige. Alors ça, ça va nous intéresser. Voilà les montagnes alpines, par exemple, dans les Alpes. Il y a un certain nombre d’étages que l’on connaît bien. Je vais en prendre deux. C’est ce qu’on appelle l’étage subalpin. Il est compris, disons, pour simplifier, entre 1 500 m et 2 200 m en moyenne, mais ça dépend aussi des versants, plus exposés ou moins exposés. Et puis l’étage alpin. Et cet étage alpin, il est compris entre 2 200 m et 3 000 m. Voilà. Et pour ceux qui font de la montagne, eh bien vous savez qu’en haut il y a des rochers, il y a des crevasses, il y a des falaises, et puis plus bas, il y a pâturages, il y a des zones où on peut justement faire du ski, entre 3 000 et 2 000-2 200 m, et c’est là où vont pousser les conifères dont font partie les sapins et les mélèzes. Donc, les sapins et les mélèzes vont pousser, disons, dans cette zone, entre la zone critique pour la température alpine et subalpine. Donc, je rappelle que cette zone est critique. Pourquoi ? Parce que plus on monte en altitude, plus la température diminue. Donc, on monte, mais la température elle, elle va décroître. Il va faire de plus en plus froid, plus on monte. Et pourtant, dans cette zone-là, ces sapins et ces mélèzes vont survivre. Comment ? Regardons un peu le mécanisme. J’ai dit que dans la montagne, il faisait froid et il neigeait. Donc, il neige, et s’il neige beaucoup, les sapins vont se couvrir de blanc. Là, j’ai du noir, donc je ne peux pas mettre de blanc. Voilà. Ils vont se couvrir de neige et ils vont devenir blancs. On l’a vu. Et donc la température va diminuer et donc c’est pas bon pour la reproduction et la croissance de ces arbres. En revanche, en très peu de temps finalement, la neige va tomber, puisque les sapins sont pointus donc les branches vont, avec le vent aussi, vont faire que la neige tombe en bas. Et donc ils reprennent leur couleur sombre et ils peuvent jouer leur rôle de couverture chauffante et conserver la chaleur qui est, pour la forêt, un avantage sélectif, puisque ces plantes vont pouvoir croître, se développer, se reproduire. Et donc, on a ici un mécanisme intéressant d’évolution darwinienne dont je parlais au début. L’adaptation de ces conifères pointus dans les montagnes froides à l’endroit où il neige, a donné cette forme tout à fait particulière qui est très belle et qui nous intéresse, notamment pour les paysages, mais aussi pour leur capacité à s’adapter à des environnements changeants.