Serge Morand : « En Asie, il y a une culture de protection de la communauté »
Publié le - par Barbara Vignaux
Écologue et biologiste de l’évolution au CNRS et au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), Serge Morand mène des recherches sur les liens entre biodiversité et santé depuis dix ans. Il s’est installé en Asie du Sud-Est, une région du monde qui a su préserver, insiste-t-il, le respect des principes d’hygiène et de préservation d’autrui.
Épisode 9 de la série « La science confinée ».
Très inquiet de la chute dramatique de la biodiversité, Serge Morand reconnaît avoir failli « devenir collapsologue » l’an dernier. Depuis, il a « repris du poil de la bête » et met la dernière main à son prochain livre, au titre évocateur : Un monde de vaches. Et il poursuit sa tâche inlassable de lanceur d’alerte sur l’émergence de pathogènes nouveaux à la rencontre entre la faune sauvage, la faune domestique et l’Homme.
C’est pour se rapprocher de son terrain d’étude qu’il s’est installé en Thaïlande, « point chaud de la biodiversité en danger et de l’émergence de maladies infectieuses ». Mais il revient régulièrement en France métropolitaine.
Début mars, il était d’ailleurs à Paris pour participer à une réunion des Compagnons de l’ONG Humanité et Biodiversité. Et il avoue sa stupeur : « En Thaïlande, dès février, il y avait du gel hydro-alcoolique à l’entrée des magasins et des stations de métro. Moi-même je portais un masque, au cas où. Du coup, dans le métro parisien, sans masque, je me sentais très mal ! En Thaïlande comme ailleurs en Asie, il y a cette culture de protection de la communauté : quelqu’un de malade porte spontanément un masque – sauf durant les pics de pollution, où tout le monde en a. En France, avec un masque on est immédiatement suspect ».
Confiance excessive
Des habitudes collectives précieuses lorsque commence à circuler un virus contagieux, y compris dans sa phase asymptomatique (80 % des cas environ pour le SARS-CoV-2), et que le chercheur attribue au maintien d’une éducation essentielle : « L’hygiène, ça faisait vieux con, quand on en parlait, en décembre. Aujourd’hui ça fait moderne, et il ne s’est écoulé que cinq mois ! En France, on a perdu des notions élémentaires de santé publique, peut-être en raison d’une trop grande confiance envers les vaccins ou les antibiotiques ».
De retour en Thaïlande, le 11 mars, Serge Morand se place donc « en auto-quatorzaine » dans une maison d’un village proche du nord du pays, à 50 kilomètres de la frontière avec le Laos. Le jour où s’achève cet enfermement volontaire, débute l’état d’urgence sanitaire, et donc le confinement, dans le pays : les écoles et universités sont fermées, les restaurants également, ainsi que beaucoup d’entreprises, le télétravail devenant de rigueur. « Et très rapidement, les gens se sont dit qu’ils n’allaient pas rentrer chez eux pour le Nouvel An bouddhique, à la mi-avril, pour ne pas mettre en danger leur communauté et leur village ».
Atout du collectivisme : preuve par l’absurde
L’épidémie actuelle ravive une réflexion ancienne chez Serge Morand – et d’autres chercheurs – dans le prolongement d’un article paru en 2008, tendant à montrer que la montée de l’individualisme découle en partie du déclin des maladies infectieuses. D’après ses auteurs, les pathogènes exercent des « pressions de sélection » sur le comportement social d’Homo sapiens (ou d’autres animaux) et induisent donc « des différences dans la cognition et le comportement humains ».
Les auteurs s’intéressent notamment au rôle des valeurs individualistes versus les valeurs collectivistes, en se concentrant sur deux paramètres : l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la perméabilité aux apports de l’extérieur, et le conformisme social, c’est-à-dire la tolérance ou non envers les individus « déviants ». Autrement dit, pour se protéger contre les infections, mieux vaut avoir un comportement socialement homogène et rester entre soi.
Dix ans plus tard, Serge Morand, que l’hypothèse titille depuis la lecture de l’article, décide, « comme en maths, d’éprouver cette théorie par l’absurde, en inversant le raisonnement : est-ce que les valeurs collectives permettent de mieux résister aux épisodes infectieux ? » Il cherche donc à vérifier l’existence d’une corrélation entre la gestion communautaire des maladies – distanciation sociale, port du masque – et la résistance aux épidémies – nombre réduit de cas et de décès.
L’exercice s’avère concluant et débouche sur une nouvelle publication, qui souligne notamment que « l’un des coûts possibles des cultures individualistes est leur plus grande sensibilité aux épidémies ». Sur ce point, le bilan mondial du Covid-19 semble d’ailleurs lui donner raison : « Les pays où dominent les valeurs individualistes, comme les États-Unis et l’Angleterre, paient le tribut le plus lourd ».
Dispensaire et chef de village
En Thaïlande, un dispositif social simple et peu coûteux contribue à la protection de la collectivité, que Serge Morand connaît bien : « Dans chaque village de taille moyenne, un ou deux volontaires font le lien entre la population, le département de santé publique de l’hôpital le plus proche, le dispensaire et le chef du village. Ainsi, dès qu’il y a une épidémie – de dengue, par exemple, propagée par les moustiques-tigres – les habitants sont informés, conseillés et enclins à participer à la lutte anti-moustiques. Tous les villages de Thaïlande disposent de ce système de santé public très efficace, on aurait à en apprendre ! »
Ainsi, en arrivant sur le lieu de son confinement, à la mi-mars, Serge Morand s’est déclaré auprès du dispensaire : « Depuis, on vient régulièrement vérifier ma température, ça fait partie du contrôle local de santé ». Ce souci de la protection de l’autre explique aussi, pour Serge Morand, l’importance d’emblée accordée au dépistage de masse dans la plupart des pays asiatiques et ce, quel que soit le régime politique puisque Taïwan, qui a bien géré la crise – avec moins de dix décès – est le pays le plus démocratique de la région.
Alors qu’il prolonge son « auto-quatorzaine » par sa réclusion thaïlandaise, l’auteur de La prochaine peste (Fayard, 2016) et Faune sauvage, biodiversité et santé : quels défis ? (Quæ, 2014) croule sous les demandes d’interview, avec les sollicitations d’une trentaine de médias français. La tourmente médiatique passée, il se remet à son dada : le lien entre baisse de biodiversité et émergence d’épidémies nouvelles.
Il rédige des articles sur la corrélation à long terme entre la perte de biodiversité, l’augmentation des animaux d’élevage et la hausse des maladies infectieuses humaines et vétérinaires (actuellement soumis pour publication) ; le rôle de l’élevage et de l’agriculture industriels dans l’apparition de pathogènes pour l’Homme ou encore le lien entre la hausse du trafic aérien et l’expansion des épidémies, avec la place centrale jouée par des hubs aux ramifications mondiales, comme la Chine, l’Inde, les États-Unis, ou l’Allemagne (en prépublication).
D’un autre côté, il réfléchit – notamment au sein du réseau des réserves de biosphère de l’Unesco et du programme Man & Biosphère – à l’après-Covid et à une gouvernance mondiale basée sur les expériences locales qui permette « la conjonction entre climat, biodiversité, santé et justice sociale ». Nul doute que la protection d’autrui par les principes d’hygiène et la gestion communautaire y occuperont une place de choix.
Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.