L’homme buvait du lait bien avant de pouvoir le digérer
Publié le - par Veronique Marsollier
Boire du lait sans inconfort n’est pas donné à tous. Rares sont les adultes capables de le digérer. En effet, si l’on ne produit pas de lactase – une enzyme – comme le font les enfants du sevrage à l’adolescence, difficile d’assimiler le lactose du sucre du lait.
Les personnes d’origine européennes et certains groupes d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ont néanmoins la faculté à produire de la lactase tout au long de leur vie. Un trait génétique qui semble avoir été favorisé par la sélection naturelle au cours des 10 000 dernières années.
Jusqu’à présent, la thèse la plus communément admise par les scientifiques était celle d’une tolérance au lactose apparue au cours du temps, de façon concomitante au développement de l’élevage, parce qu’elle permettait de consommer plus de lait et de produits laitiers.
Or une étude publiée dans la revue Nature le 27 juillet 2022 par des scientifiques de l’Université de Bristol et du University College London (UCL) aux côtés de collaborateurs de 20 autres pays apporte un nouvel éclairage : les peuples préhistoriques européens consommaient du lait des milliers d’années avant de développer ce trait génétique associé à la persistance de la lactase. Et étonnamment, c’est la famine et l’exposition aux maladies infectieuses qui expliquent le mieux l’évolution de notre capacité à consommer du lait.
Le lait déjà consommé il a près de 9000 ans
Pour parvenir à ces conclusions, les chercheurs ont mobilisé un large panel d’approches et de techniques scientifiques, comme la Biobank britannique, en combinant des données anciennes d’ADN, de radiocarbone et archéologiques, à l’aide de nouvelles techniques de modélisation informatique.
En cartographiant les données issues de près de 7 000 résidus de graisses animales organiques provenant de 13 181 fragments de poteries provenant de 554 sites archéologiques, Richard Evershed, responsable de l’étude de l’école de chimie de Bristol et son équipe, a ainsi pu établir que le lait était largement consommé dans la préhistoire européenne il y a près de 9 000 ans, au début de l’agriculture, avec cependant des variations dans certaines régions à différentes périodes.
Pour comprendre comment cela se rapporte à l’évolution de la persistance de la lactase l’équipe de l’UCL a constitué une autre base de données. Celle-ci a permis d’établir la présence ou l’absence de la variante génétique de la persistance de la lactase (PL) à l’aide d’anciennes séquences d’ADN publiées de plus de 1 700 individus européens et asiatiques préhistoriques. Détecté pour la première fois il y a environ 5 000 ans, ce trait génétique était à assez fréquent il y a 3 000 ans alors qu’il est très courant aujourd’hui.
Lactase et consommation de lait : un lien à nuancer
Une nouvelle approche statistique a été développée pour essayer de corréler consommation de lait au fil du temps et sélection naturelle permettant la persistance de la lactase. Étonnamment, les chercheurs n’ont trouvé aucune relation de ce type, même s’ils ont pu montrer qu’ils pouvaient la détecter lorsqu’elle existait. Ces constats remettent donc en question l’idée admise selon laquelle la consommation de lait seule était à l’origine de l’évolution de la persistance de la lactase.
Autre démarche complémentaire : en sondant des données de la UK Biobank, qui comprend des données génétiques et médicales pour plus de 300 000 individus vivants, l’équipe de George Davey Smith (Université de Bristol) n’a trouvé que peu de différences entre les personnes génétiquement persistantes et non persistantes en lactase. La grande majorité des personnes génétiquement non persistantes à la lactase n’avaient ressenti aucun effet négatif important sur leur santé à court ou à long terme lorsqu’elles consommaient du lait.
Tous les aspects de l’étude mettent donc en évidence une consommation de lait répandue en Europe depuis au moins 9 000 ans pour les humains en bonne santé, ainsi que pour ceux non persistants à la lactase, qui pouvaient donc en consommer sans tomber malade.
Famines et maladies en cause
« Si vous êtes en bonne santé, que la lactase n’est pas persistante et que vous buvez beaucoup de lait, vous pouvez ressentir un certain inconfort, mais vous n’allez pas en mourir, explique Davey Smith, un des auteurs principaux. Cependant, si vous souffrez de malnutrition sévère et avez la diarrhée, vous avez des problèmes potentiellement mortels. » Car presque tous les adultes d’il y a 5 000 ans – comme les deux tiers des adultes dans le monde aujourd’hui – rencontraient des problèmes digestifs lorsqu’ils buvaient trop de lait, avec probablement les symptômes d’une intolérance au lactose tels que crampes du côlon et diarrhées.
Une nouvelle piste s’ouvre alors à l’équipe : celle des conséquences chez les populations préhistoriques d’une forte consommation de lait non fermenté lorsque, par exemple, les récoltes étaient mauvaises. Les chercheurs ont alors croisé dans leurs modèles statistiques, des indicateurs de famines anciennes et d’exposition aux agents pathogènes. Résultat : la variante du gène de persistance de la lactase était soumise à une sélection naturelle plus forte lorsqu’il y avait plus de famines et plus d’agents pathogènes. « Notre étude démontre comment, dans la préhistoire, à mesure que les populations et la taille des colonies augmentaient, la santé humaine aurait été de plus en plus affectée par un mauvais assainissement et l’augmentation des maladies diarrhéiques, en particulier celles d’origine animale », précisent les chercheurs.
Avant de conclure : « Dans ces conditions, la consommation de lait aurait entraîné une augmentation des taux de mortalité, les individus dépourvus de persistance de la lactase étant particulièrement vulnérables. Cette situation aurait été encore exacerbée dans des conditions de famine, lorsque les taux de maladie et de malnutrition augmentent. Cela conduirait à ce que les personnes qui ne portent pas une copie de la variante du gène de la persistance de la lactase soient plus susceptibles de mourir avant ou pendant leurs années de procréation, ce qui augmenterait la prévalence de la persistance de la lactase dans la population ».