Déso, les robots n’existent plus :-*
Publié le - par Yseult Berger
Des géants de la Silicon Valley aux startups pleines de bonne volonté, de nombreux industriels mettent actuellement leurs machines intelligentes au profit des consommateurs confinés ou des malades en quarantaine. La fantasmagorie du robot hante à nouveau les esprits. Mais ces automates et autres appareils électroménagers bavards sont-ils des robots à proprement parler ? Pour l’artiste et chercheur en robotique Zaven Paré, la question ne se pose même pas. Les robots n’existent plus et n’ont jamais vraiment existé. Épisode 11 de la série « la science confinée. »
Vivant au Brésil et confiné à Marseille dans le cadre d’une résidence artistique, le plasticien et performeur français Zaven Paré exploite depuis plus de 30 ans l’univers mécanique, et surtout poétique, du robot. Il a aussi énormément étudié le sujet, allant jusqu’à obtenir un post-doctorat en robotique à l’Université d’Osaka auprès du professeur Hiroshi Ishiguro, le célèbre roboticien japonais ayant commis son double humanoïde affreusement réaliste.
Diverses machines présentées aujourd’hui comme des « robots » par leurs fabricants, viendraient, nous dit-on, au secours des citoyens du monde entier. Zaven Paré récuse fermement les éléments de langage sollicitant un peu trop facilement l'imaginaire collectif.
Ils arrivent
Aux États-Unis, dans le Massachusetts, le Brigham and Women’s Hospital utilise depuis début avril le quadrupède Spot de la société Boston Dynamics – que l’on dirait tout droit sorti de la série Black Mirror – pour permettre à des médecins d’examiner à distance des personnes présentant des symptômes de la Covid-19.
Initialement voué à des tâches de télémédecine au sein du centre hospitalier Forcilles en Seine-et-Marne, le dispositif Ubbo expert de la petite société française Axyn Robotique s’est vu confier une mission toute aussi importante, celle d’assurer des séances de visioconférence entre des patients en rééducation post-réanimation et leurs proches. Depuis le début de la pandémie, il passe de chambre en chambre, sans répit, tant les familles sont demandeuses.
Et pour approvisionner les habitants confinés en denrées fraîches, des charriots réfrigérants autonomes envahissent les trottoirs dans certaines villes, et les drones, en embuscade dans le secteur de la livraison à domicile, en profitent également pour étendre leur influence.
Alors l’humanité est-elle enfin sur le point d’épouser l’ère robotique ? À écouter Zaven Paré, nous en sommes très loin. Pire, l’âge d’or des robots serait déjà derrière nous. « La plupart des robots les plus sophistiqués que l’espèce humaine a jamais construits sont à la retraite. Asimo, le robot le plus performant jamais conçu n’existe plus. Dans le domaine de la robotique cognitive, CB2, l’un des robots anthropomorphes les plus puissants en termes d’apprentissage, parvenu au stade d’un enfant de 8 mois, est arrêté. Alors il faut sortir du discours entrepreneurial et arrêter de mettre le mot robot partout ! », assène l’artiste.
Il faut bien reconnaître que, faute de résultats mirobolants, ou de financement pour alimenter ces ambitieux projets mêlant robotique humanoïde et intelligence artificielle, nombre de ces expériences ont très vite atteint leurs limites.
Récemment, la Nasa, entité prompte à susciter les fantasmes, a envoyé Robonaut, une sorte d’« hémi-robot » (dépourvu de jambes) à bord de l’ISS pour assister les astronautes dans les tâches difficiles. Mais l’engin, un beau bébé de 136 kilos pour 2,4 m d’envergure une fois ses bras déployés, ne dupe personne. Ce super-ouvrier de l’espace – conçu avec l’aide de la Darpa et de General Motors – est téléguidé depuis la Terre ferme par un humain de chair et d’os. Ses concepteurs ne l’ont doté que d’une autonomie partielle, dont il n’a pu faire preuve avant de tomber en panne et d’être rapatrié en 2018. Tout ce que l’on sait, c’est que s’il doit un jour reprendre du service, ce sera sous une forme féminisée. Les innovations surgissent parfois là où on ne les attend pas. Mais Robonaut et Hal 9000, l’intelligence artificielle mise en scène dans 2001, l’Odyssée de l’espace ne sont pas près de jouer dans la même cour…
Zaven Paré concède néanmoins que la situation exceptionnelle que nous vivons peut engager un certain regain d’innovation dans le domaine de l’interaction Homme-machine. Pour les objets connectés et l’électroménager, entendons-nous bien. Et cela rejoint ce qui l’intéresse le plus en robotique : la communication.
« C’est intéressant de voir que des entreprises initialement orientées vers le secteur industriel [voire l’armée, comme c’est le cas pour Boston Dynamics, NDLR] redirigent leurs produits vers l’éducation ou la santé. Mais en termes de communication, ces dispositifs ne semblent pas apporter beaucoup plus qu’un simple smartphone ! Les situations de crise dans lesquelles ils sont déployés vont peut-être faire évoluer les usages, et pousser un peu la recherche à avancer… »
Bien que l’exaucement du robot dans la société ne fasse plus rêver Zaven Paré, il prédit tout de même qu’à l’avenir, chaque objet électronique du commerce sera doué de parole pour nous indiquer, au sortir du paquet, comment il doit fonctionner. Ni plus ni moins. Selon lui, les machines à café et autres aspirateurs du futur ne devraient plus jamais nous faire l’affront du sempiternel mode d’emploi. « Et puis après, si tu as envie qu’ils se taisent, ils se tairont ! », conclut-il. Oui, ça aussi c’est important.
Effet de présence
Formé aux arts plastiques à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et au dessin scientifique au Muséum national d’histoire naturelle, Zaven Paré a aussi bien exercé ses talents dans le domaine du spectacle musical et de la danse (il a par exemple dessiné les écrans vidéo pour la tournée de David Bowie de 1990) que dans le design avec des collaborations pour de grandes manufactures.
En robotique, ce qui fascine Zaven depuis 15 ans, c’est « l’effet de présence ». Bien plus fécond, selon lui, que le fameux concept de « vallée de l’étrange », dans laquelle nous conduit inévitablement la vision dérangeante de certains humanoïdes d’Ishiguro. Exit l’inconfort induit par le mimétisme à outrance, grevé d’incongruités mécaniques. L’effet de présence est beaucoup plus subtil : « Cela renvoie à tout ce qui est antérieur à la communication dans les relations avec la technologie, tout ce qui est normalement considéré comme du langage non verbal et que je considère, moi, comme une manière d’être au monde ».
Comme l’a montré en 2016 la première exposition rétrospective consacrée à Zaven Paré au Centre des arts d’Enghien-les-Bains, « cette manière d’être au monde » dont il gratifie ses sculptures cinétiques permet, comme par magie, de nimber les objets d’une vie propre. De choses souvent extraites au banal, bricolées, réagencées par ses soins, l’artefact s’anime, au sens du mot latin anima qui signifie « souffle », « âme », et d’où vient aussi le terme « animal ».
Ses œuvres sont changeantes, pétulantes ou troublées, comme cette chorale spectrale de 12 visages d’enfants rétroprojetés, oscillant doucement grâce à la légère brise prodiguée par des ventilateurs d’ordinateur suspendus sous les masques…
Pour Zaven Paré, les micro-mouvements, les comportements imprévisibles, aléatoires, voire les bugs ou les erreurs, incitent l’humain à inférer une substance vitale à l’inerte. Selon lui, c’est en favorisant la survenance de ces manifestations erratiques que l’interaction Homme-machine peut aller plus loin. À l’inverse, forcer le trait sur l’anthropomorphisme et les aspects mignons ou enfantins serait contreproductif, surtout en robotique conversationnelle.
« Premièrement, on n’arrivera jamais à supplanter l’empathie que l’on ressent envers un autre être humain. Deuxièmement, l’empathie ne suffit pas à faire croire que l’interaction est intelligente. Ce n’est pas parce qu’on communique avec quelque chose qui est joli ou sympathique que ça va engager une très longue conversation. Construire une relation n’a d’intérêt que si la chose en face semble faire preuve d’un minimum de libre arbitre. Or il est très improbable d’avoir un jour des robots, ou même des chatbots, capables de nous suggérer cela. L’idée, c’est seulement de simuler, de mettre en scène un certain degré d’intelligence. Mon idée, c’est de renforcer l’effet de présence, en simulant des comportements inconscients dans les machines, en simulant le fait que les machines ont une vie propre, en dehors de l’interaction provoquée par l’utilisateur, bref, qu’elles possèdent une identité sociale. »
Pour Zaven Paré, l’élaboration d’une identité pour les machines s’accommode aussi très bien des processus littéraires et fictionnels. En 2012, sa collaboration avec Ishiguro s’achève par l’enrôlement de ses créatures bioniques dans un véritable répertoire théâtral, sous la direction du dramaturge Oriza Hirata. Et sa résidence actuelle à Marseille est consacrée, entre autres, à l’écriture d’une nouvelle pièce avec l’écrivain égyptien Alaa Al Aswany (son co-confiné) où il est question d’un dialogue… avec un robot.
Clin d'œil du calendrier, cette année nous fêtons le centenaire d’une autre œuvre théâtrale, celle de l’écrivain tchécoslovaque Karel Čapek, R.U.R, dans laquelle le mot « robot » fut inventé. En slave ancien « rob » veut dire « esclave » et « robotnik » signifie « ouvrier » en slovaque et en polonais. Asimo et CB2 au rebut, les orientations beaucoup plus utilitaires de la robotique actuelle sonnent alors comme un véritable retour aux sources.
Automatiser l’insoutenable
En dehors du monde idéel de l’art, dans nos sociétés développées vieillissantes, sujettes aux maladies chroniques et maintenant aux pandémies, il n’est pas surprenant de voir la robotique s’insérer dans le secteur sanitaire et social.
Si l’on emboite le pas de l’artiste, pour ne pas étouffer dans l’œuf l’industrie du robot d’assistance (en occident du moins), il faudrait donc envisager des machines toujours prêtes à nous surprendre. Cela façonnerait de drôles de robots, un peu cafouillant, loin de l’image du droïde impassible (et parfaitement ennuyeux) qui semble tenir lieu de gabarit pour les roboticiens.
Mais pas sûr que cette démarche débouche à court terme sur de nouvelles propositions commerciales. Et puis comme le rappelle l’artiste-chercheur, la véritable urgence, s’il en est, autour de l’utilité sociale des machines intelligentes, n’est pas d’assurer des conversations de qualité. « Culturellement, dans les sociétés développées, en dehors du Japon qui fait figure d’exception, il y a une occultation de la mort, de la maladie et de la vieillesse. On le voit très bien en ce moment. De la même façon, tout ce qui relève des déchets et des excréments est également occulté. Je pense qu’il y a un enjeu crucial autour du développement de ce type de technologies en tant qu’interfaces pour gérer les flux et les situations qui peuvent s’avérer parfois insoutenables pour l’être humain. »
Aider les aidants
Zaven Paré nous invite à prioriser l’aide aux aidants. La société nippone semble justement miser sur la robotique de pointe pour éviter à ses aînés de trop perdre en confort. Comme elle, pourquoi ne pas mettre les Robear, Robonaut et autres Robocop au service des nombreuses tâches ingrates qu’incombe la prise en charge des personnes dépendantes ? Car si les machines portent, déplacent, alimentent, ou encore maintiennent la connexion au monde extérieur via leurs écrans ergonomiques, le champ peut être libre à nouveau pour des interactions humaines de qualité.
Et au lieu de chercher à développer le robot universel, Zaven Paré nous suggère de s’inspirer de la médecine qui adapte ses traitements à chaque pathologie : « Il y a des gens qui ne marchent pas, il y a des gens qui n’ont plus de mémoire, il y a des gens qui ne voient plus, qui ne digèrent plus… On ne peut pas concevoir une seule et unique machine pour remédier à tout cela. On va devoir aller vers des domaines de spécialisation pour chacune de ces compétences très spécifiques. »
Enfin pour l’artiste, il n’est nullement question d’abandonner les travaux autour de la robotique humanoïde, qui s’inscrit dans une démarche biomimétique toujours pertinente. « Quand on fait des robots, on crée de la complexité. On fait travailler des gens issus de toutes sortes de domaines, on mélange des compétences très variées et cela reste des plateformes sources d’inventions. »
Il n’y aura donc pas de robots dans le futur, au sens de l’égal de l’homme ou du surhomme, mais simplement des équipements toujours plus fiables et plus sophistiqués, fruit de l’histoire évolutive de la machine à laver.
Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.