Fanny a 26 ans, elle a une licence de mathématiques et une maîtrise de mathématiques appliquées. Depuis peu, elle est data analyst dans une grosse entreprise de services du numérique. Et elle est sourde depuis sa naissance. Sa réussite professionnelle, elle la doit à son travail, à sa pugnacité. Car mener des études, et notamment scientifiques, quand on est sourd, c'est un vrai parcours du combattant. J'ai eu plusieurs obstacles à l'université, j'avais peu d'interprètes mis à disposition. Il a fallu que je me batte pour avoir des interprètes en langue des signes et il manquait plein de vocabulaire spécifique aux mathématiques. C'était un double travail car je découvrais moi-même ce vocabulaire. Par exemple, tout le monde connaît le mot "variance", mais il n'a pas de signe, il n'a jamais été créé. On utilisait parfois le "v" pour "variance", car ça rentrait dans le contexte, mais ça n'était pas un signe, plutôt un code. Quand l'interprète était bloqué, il épelait les mots avec de la dactylologie. Mais je ne pouvais pas suivre tous les cours avec de la dactylologie, ça ne m'est pas du tout confortable. Le problème survient aussi dans mon entreprise. Il existe un vocabulaire propre à mon entreprise donc il faut aussi créer des signes pour ce milieu-là. C'est pour palier ce manque de vocabulaire mathématique, le diffuser et l'harmoniser en France, que s'est fondé le groupe Sign'Maths. Une dizaine de chercheurs, mathématiciens, linguistes et/ou enseignants, qui se réunissent une fois par mois pour créer de nouveaux signes du lexique mathématique. Tous maîtrisent la langue des signes. Car ici, on ne pense pas en Français : les réflexions, les discussions, les débats, parfois, tout se fait en langue des signes. On échange exclusivement en langue des signes mais on s'appuie aussi sur des supports visuels, on fait des schémas, on donne des exemples... Si on veut signifier le triangle rectangle, on n'a pas besoin de deux signes : un pour triangle et l'autre pour rectangle. On va condenser en désignant directement le triangle rectangle, en le symbolisant par un signe unique. Un nombre impair, Donc 1, 3, 5, 7, 9, etc... c'est un nombre pair + 1. Le signe pour le nombre pair était bien répandu, c'est celui-là. Au final, nous avons proposé le signe impair où l'on voit la notion du 2k, c'est-à-dire du nombre pair + 1. Une fois qu'on est d'accord sur un signe et sur la formulation en LSF de la définition de la notion, on va au studio pour enregistrer les vidéos ; c'est un peu la forme écrite de la langue des signes. Après un petit montage, on diffuse les vidéos en ligne sur le site Sign'Maths. Nous n'avons pas la prétention d'être l'académie de la langue des signes mais on essaie de proposer un outil aux personnes qui enseignent les mathématiques en langue des signes. Le groupe créé ainsi chaque mois environ une quinzaine de nouveaux signes. L'histoire peut expliquer ce manque de vocabulaire. Pendant 100 ans environ, de 1880 jusqu'aux années 90, la langue des signes et le bilinguisme français-langue de signes étaient interdits à l'école. On pensait qu'il était mieux que les enfants oralisent, qu'ils utilisent leur voix. Les avis ont changé, mais ce manque de lexique est aujourd'hui un vrai problème dans l'enseignement. C'est dans le cadre pédagogique et dans l'enseignement bilingue que l'on a besoin du français écrit : on a besoin d'un signe pour associer la notion à ce mot écrit. Il va constituer le signe normé et nous aider dans un cadre pédagogique. L'enjeu signalé par les enseignants est le suivant : on a des promotions d'élèves sourds, donc il serait judicieux d'avoir des signes qui soient pédagogiquement pertinents, tout en étant partagés entre les différents enseignants. D'où cette dynamique très positive et qu'on ne retrouve pas qu'en mathématiques : il y a aussi un réseau de professionnels sourds qui travaillent dans le numérique. Un autre vient d'être créé dans les sciences humaines, ça fait plusieurs années qu'il en existe un pour les professionnels de la santé et du social... Les sourds à l'université sont minoritaires et les sourds en mathématiques le sont davantage. Donc se rencontrer pour créer du vocabulaire est difficile. Or, la langue se construit par des rencontres, elle évolue grâce aux gens qui la parlent, et ce langage mathématique, nous sommes très peu à le parler. La langue des signes a été reconnue comme une langue à part entière en 2005, avec sa grammaire, sa syntaxe, son lexique signé. Beaucoup de réflexions sont menées aujourd'hui sur la manière d'enseigner aux enfants sourds et dans quel cadre : dans des classes spécifiques ? Intégrés dans une classe d'entendants avec un interprète ?... Les choses évoluent, mais doucement. Le beau parcours de Fanny reste une exception : alors que la surdité affecte 6 % des 15-24 ans, on ne trouve que moins de 0,01% d'étudiants sourds dans les universités.