Et si... on arrêtait de travailler
Perte de sens, bullshit jobs, uberisation... Le plein emploi serait un mythe à déconstruire, selon le sociologue Raphaël Liogier, qui préfèrerait voir l’humain s’épanouir dans l’activité plutôt que dans le productivisme. Mais parmi les organisations humaines, y a-t-il plus fort que le travail pour structurer sa personnalité et son rapport aux autres, interroge Frédérique Debout, psychologue et chercheuse ?
Réalisation : Anthony Barthélémy
Production : Universcience, en partenariat avec The Conversation France
Année de production : 2022
Durée : 14min01
Accessibilité : sous-titres français
Et si... on arrêtait de travailler
Le travail... est toujours une promesse. Il revêt une promesse. Je crois pas que ce soit possible d'arrêter de travailler complètement. En tout cas, ce qui est impossible, c'est arrêter d'avoir une activité. Mais avoir une activité, c'est pas exactement pareil que travailler, parce qu'il y a une multitude de dimensions dans l'activité. In fine, le travail est toujours la possibilité pour un certain nombre, enfin pour nous tous, de nous inscrire dans le groupe social, et par là même, consolider qui on est. C'est à dire que c'est pas autoproclamé. On a besoin du regard d'autrui pour savoir qui on est, stabiliser notre identité. Et stabiliser notre identité, ça veut dire stabiliser notre santé, de manière plus large. Donc le travail tient une place centrale dans la santé de tout un chacun. L'emploi, c'est le fait de définir son identité sociale, voire son statut, à travers son travail. C'est ça, l'emploi. Après, il y a le contrat de travail. Soit on a un travail : on a un emploi, on dirait. Soit on en a pas. Ça, c'est ce qu'a déployé le plus la société industrielle, qui est un cas particulier, historiquement très déterminé dans l'ensemble de l'histoire humaine, où vraiment, le travail détermine entièrement, quasiment entièrement, votre statut social. Donc il y a une différence entre l'emploi, enfin le statut que ça vous donne quand on dit qu'on a un emploi, et le travail lui-même, qui a finalement toujours existé, je dirais même au Paléolithique. Ce qui change avec le Néolithique, effectivement, c'est un rapport au travail on pourrait dire "capitalistique", c'est à dire d'accumulation, avec une programmation du travail. C'est l'époque des grandes civilisations. Les grandes civilisations, on les décrit souvent du point de vue de l'art, du point de vue juridique, du point de vue de toutes leurs productions, et on a raison, architecturales, etc. Mais les grandes civilisations, il ne faut pas oublier non plus que c'est une nouvelle économie, C'est une économie de la programmation et de l'accumulation, de la comptabilité, donc on comptabilise aussi l'effort effectué. Même dans des lieux alternatifs, qui pensent que, initialement, j'ai deux-trois exemples en tête, qui pensent initialement devoir se structurer sans le travail, finalement font la découverte que le travail n'est pas loin. Je pense à un terrain de recherche que j'ai actuellement sur les écovillages notamment. C'est une des premières choses qu'ils m'ont dites. "Nous, non. On ne parle pas de travail." Puis finalement, ils étaient tous en surcharge. Alors bon, ils ne parlent pas de travail. Mais en fait, ils ne font que ça, travailler. Si vous voulez, pour aller bien, on n'a pas seulement besoin d'être avec les autres, on a besoin de partager ensemble une même réalité, et une réalité qu'on co-construit. C'est pas juste une réalité dans laquelle on évolue, mais une réalité qu'on co-construit, pour laquelle on œuvre à plusieurs. C'est pour ça que je pense que le travail reste central, du moment qu'on le dégage, on va dire, de cette réputation de n'être que souffrance pathogène et de ne pas pouvoir être le vecteur de santé pour soi, mais aussi de plaisir, d'accroissement, même, de la subjectivité. C'est à dire la possibilité de réparer, de reconstruire un certain nombre de failles avec lesquelles on sort au décours de l'adolescence. Le travail, ce n'est pas juste une activité. On vient aussi subvertir un certain nombre de rapports avec lesquels on est pris dans des rapports d'aliénation, des rapports de domination. Le travail nous offre la possibilité de les subvertir, de les renégocier, de les traduire autrement. La relation de coopération que vous allez établir avec votre responsable hiérarchique peut tout à fait vous amener à traduire autrement, en fait, un certain nombre de rapports de domination dans lesquels vous étiez inscrits que vous le vouliez ou pas. Donc je ne sais pas s'il y a d'autres activités qui permettent ça. Je n'en connais pas. Alors, si vous voulez, quelles que soient les sociétés, vous avez toujours dans chaque activité, toujours une proportion de travail pur, c'est à dire quelque chose qu'on veut pas forcément faire, qui ne vous définit pas, quelque chose de fastidieux. Et puis ensuite, on a une proportion qui est plus technique, qui demande plus de jugeote, plus de réflexion. Et puis, une proportion pour se définir, parce que ça vous fait plaisir, quand on dit qu'on s'épanouit et que ça donne du sens. Il y a une partie de l'activité qui est là pour donner du sens. Or il se trouve que cette articulation des trois plans, elle a évolué au cours de l'humanité. Aujourd'hui, on est dans une situation où du point de vue du travail brut, les machines s'y prennent globalement, pas pour tout, mais mieux que nous. Ça veut dire qu'on a jamais autant produit par habitant, en mesurant le produit par habitant, jamais autant produit avec si peu d'effort humain et si peu de temps de travail. Quand on écoute la télévision, quand on écoute les discours politiques depuis les années 70-80, on a le sentiment que c'est une malédiction puisqu'on nous dit : "Il faut créer de l'emploi". Moi, je suis de ceux qui pensent que l'idée même de création d'emploi, c'est une idée incohérente. C'est une idée, j'oserais presque dire, je ne veux insulter personne, mais qui est quasiment stupide, qui n'a pas vraiment de sens. Comme si l'emploi, c'était la richesse en tant que telle. On parle même, c'est étonnant, on a des métaphores qui sont étonnantes, de bassin d'emploi, comme si c'était de la houille, voire de l'or ou de l'argent qu'on allait rechercher. Mais non. Ce qu'il faut donner à tout le monde, c'est la richesse. C'est pas le travail lui-même, au contraire. C'est une forme d'aliénation. C'est presque une sorte de chantage, aujourd'hui, que peuvent effectuer ceux que jadis on appelait les capitalistes, en disant : "Je te donne un emploi, donc quand même... Ferme-la. N'en demande pas trop." etc. Non. C'est pour ça qu'il faut changer d'esprit. Je crois qu'il faut passer, comme objectif, du plein emploi à ce que j'appelle moi, la pleine activité. Et c'est ça. C'est là où entre en jeu l'idée d'un revenu d'existence, d'un revenu d'existence de haut niveau, qui, dans mon esprit, serait là non seulement pour permettre une certaine égalité dans le désir de survivre, sur les biens de première nécessité, mais aussi dans le confort objectif. Ce qui serait à déconstruire, c'est moins le travail que, finalement, les formes d'organisation du travail contemporaines, qui sont prédominantes aujourd'hui, qu'on peut dénommer "gestionnaires" et qui finalement ratatinent la question du travail à l'exécution de tâches, à la rentabilité ou au rendement du travail. Le rendement du travail, c'est pas le travail. Ce qui est délétère dans les nouvelles formes d'organisation du travail, c'est l'attaque qu'elles conduisent à l'endroit, justement, de la possibilité de tirer du plaisir, non pas du bonheur, mais du plaisir au travail, pour soi, mais aussi avec les autres, sous une forme qu'on appelle la coopération. Or, les humains, quand on analyse ce qu'ils sont, on se rend compte que ce sont des animaux qui cherchent avant tout à se distinguer, je le disais, à se raconter. C'est le désir d'être. Ça veut donc dire que si vous créez une société où les gens sont tous relativement riches, à un certain niveau, autant qu'on puisse se le permettre. Il faut faire des calculs précis. Là, les économistes devraient essayer de penser. Et bien à ce moment-là, vous n'aurez pas une baisse de l'activité, mais vous aurez un accroissement de l'activité. C'est pour ça que je disais à un moment donné, c'était un peu de la provocation, mais j'y crois quand même, que ce serait bon de faire une société un peu comme une société de retraités. Mais vous savez, ces retraités qui deviennent actifs à la retraite parce qu'ils sont enfin libérés de ce qu'ils étaient obligés de faire sans forcément en avoir envie. Et d'un seul coup, ils font ce qui les passionne, ce qu'ils désirent vraiment faire, pour se distinguer, et là, ils produisent de la richesse, soit parfois d'ailleurs de façon bénévole, soit en étant rémunéré parce que ce qu'ils font est tellement bien que ça devient quelque chose qui est productif. Ça veut dire que, ce jeu de distinction, on n'en sort jamais, et qu'il ne faut pas confondre, la paresse et l'oisiveté. "Oisiveté", ça a la même étymologie que "scholè" qui veut dire "école". C'est à dire apprendre à être libre, apprendre à agir librement, apprendre à découvrir ce que l'on veut être, qui est le grand rêve de l'humanité. Dans la mesure où chacun d'entre nous, c'est dans l'emploi, en priorité, qu'on vient trouver l'occasion de s'engager dans le travail, eh bien, si vous dites aux gens, que le travail va disparaître, qu'ils vont être remplacés par des machines, ce que vous induisez, c'est la peur. C'est la peur d'être privé de son emploi et donc une forme de précarisation subjective aussi qui vous rendent plus électif à vous soumettre aux nouvelles formes d'organisation du travail et in fine contribuent à ce qui pourtant vous fait souffrir, pourtant va nuire à votre santé et à celle de votre collègue, voire de votre ami. Donc il y a une vraie responsabilité, pour moi, des chercheurs, à se saisir de cette idée ou de ce mythe de la fin du travail parce qu'elle génère derrière... Elle a des incidences cliniques majeures en termes de psychopathologies. Notamment l'accélération. On s'accélère, on s'auto-accélère pour ne pas penser à ce qui est en train de se passer, voire même ne pas penser à ce à quoi on a contribué pour pouvoir se maintenir dans le travail. Vous voyez bien l'ambiguïté de la situation. À la fois, ces défenses, elles maintiennent l'individu au travail, et en même temps, elles vont avoir un coût, à la fois sur la coopération, mais ça va aussi avoir un coût sur votre propre santé. Je pense que les jobs qu'il faudrait abolir en premier, ce sont ceux qu'un célèbre anthropologue, dont j'ai oublié le nom, un célèbre anthropologue britannique, appelle les "bullshit jobs". C'est à dire les "jobs de merde". C'est à dire ces espèces de jobs qui sont créés pour créer des jobs, qui sont pas vraiment utiles, qui sont des jobs où on vérifie le travail de celui qui a fait précédemment un autre travail. C'est à dire ces jobs bureaucratiques qu'on croyait être l'apanage unique de l'État, ce déploiement tentaculaire de l'État, mais qui en réalité aujourd'hui se développent encore plus dans les multinationales, c'est à dire dans le développement tentaculaire des grandes sociétés. Donc tous les jobs qui tendent à contrôler, à vérifier, à formater le job des autres, c'est ces jobs-là qu'il faudrait supprimer, je crois. À l'hôpital maintenant, vous avez des gens qui traquent les lits libres. La moindre place libre dans les hôpitaux est répertoriée par une personne qui peut dire : "À tel endroit, il y a un lit.", etc., qui optimise en somme le flux des patients. Ce type de fonctions-là interroge, mais pas en tant que telles toutes seules. Elles interrogent dans une organisation globale qui indexe le soin à la question de la rentabilisation à l'acte et donc à la réification du soin à un acte donné qui vient à réorganiser toutes les pratiques soignantes. Ça donne une organisation globale qui devient délétère. Mais pour autant, si elle doit être supprimée cette fonction, c'est parce qu'elle n'aurait pas de sens au regard de l'œuvre commune, qui est celle de soigner la population du tout venant. Quand on est plus dans une situation d'encasernement d'un seul coût, on est plus obligé de faire ce que l'on devait faire pour survivre et pour vivre, et là, immédiatement, on se déploie sur toute une activité qui peut être créative. Mais créative, c'est pas seulement de l'art. C'est au niveau de l'ingénierie, à tous les niveaux. Donc moi, je pense que c'est cette nouvelle société qui permettrait à nos sociétés industrielles avancées, justement, de se redéployer y compris économiquement. Donc ça relancerait même une certaine croissance économique, à mon avis, le fait de faire ça.
Réalisation : Anthony Barthélémy
Production : Universcience, en partenariat avec The Conversation France
Année de production : 2022
Durée : 14min01
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