L’histoire commence au milieu des années 2010, en Afrique du Sud. Plus précisément, aux alentours de la baie False, à quelques dizaines de kilomètres du Cap.
À l’époque, cette zone est un paradis pour les requins, qui s’y nourrissent notamment de sérioles et d’otaries à fourrure. Ils règnent ici en maître, et cette zone présente donc l’une des plus fortes concentrations de grands requins blancs et de requins plat-nez au monde.
Les requins, en particulier ces deux espèces, qui sont des superprédateurs, maintiennent l’ordre dans l’écosystème depuis le sommet de la chaîne. Leur rôle est de limiter, de façon équilibrée, le nombre d’otaries à fourrure d’Afrique du Sud. Mais pas seulement, de nombreuses autres espèces comptent parmi leurs proies.
Cette zone d’Afrique du Sud est connue comme l’un des hotspots mondiaux pour les grands requins blancs. Par conséquent, toute une économie s’est fondée sur leur présence : la plongée en cage, le tournage de documentaires... C’était vraiment le meilleur endroit au monde pour observer des grands requins blancs.
Mais en février 2017,l’équilibre de cet écosystème vacille : à Gansbaai, une femelle requin blanc est retrouvée échouée, manifestement après une fuite désespérée vers le rivage. Plus inquiétant encore, ses congénères disparaissent des alentours pendant plus de 3 semaines.
En mai 2017, nouvelle découverte : Khaleesi, une femelle requin blancmesurant 5 m, et dont la domination sur ses semblables en avait fait un sujet d’étude scientifique, est à son tour retrouvée morte, le ventre ouvert, le foie manquant.
Et la série ne fait que commencer : 3 nouveaux grands requins blancs, similairement mutilés, sont découverts jusqu’à fin-juin 2017. La théorie du braconnage est évoquée par les autorités.
Mais les biologistes marins finissent par avancer une autre théorie, en reliant ce mystère à un autre : dès 2016, des plongeurs signalent que les requins plat-nez se raréfient à Castle Rocks, une zone protégée où l'on peut d'ordinaire les observer par dizaines. En avril de cette année, le Dr. Alison Kock avait pu autopsier un cadavre au foie manquant et présentant des traces de dents... d’orques.
La présence d’orques, les seules rivales des grands requins blancs dans l’écosystème marin, est rare dans cette zone. Elles sont occasionnellement observées, mais il s’agit d’orques chassant le dauphin, en particulier le dauphin commun à bec court. Il est donc anormal que des orques tuent des requins dans cette région.
Les conséquences de cette prédation, qui pousse les requins à fuir, sont spectaculaires : entre 2010 et 2016, dans la baie False, la présence de grands requins blancs était signalée en moyenne 250 fois dans l’année. En 2019, ce chiffre tombe à zéro.
Les coupables semblent tout désignés :en janvier 2015, de premiers témoignages signalent la présence de deux orques mâles dans la baie. L’un, dont la nageoire dorsale s’affaisse à gauche, est appelé Bâbord, l’autre, dont la nageoire s’affaisse à droite, est appelé Tribord.
Identifié pour la première fois en 2009 au large de la Namibie, le duo, probablement des frères, semble avoir voyagé à travers une zone s’étendant sur environ 1400 kilomètres.
En 2019, Alison Kock publie une étude intitulée “Quand le chasseur devient la proie”, dans laquelle elle désigne formellement Bâbord et Tribord comme les responsables des attaques, en faisant correspondre géographiquement la découverte des cadavres et leurs signalements dans la baie.
Chasseurs aussi redoutables qu’intelligents, les orques se nourrissent d’un large panel de proies et se distinguent par leurs techniques de chasse variées et souvent couronnées de succès. Des attaques ciblées contre les requins, et visant leur foie, représentent cependant un comportement inédit en Afrique du Sud. Mais pas dans le reste du monde.
Il existe trois écotypes d’orques : les résidentes, qui vivent près des côtes et se nourrissent majoritairement de poissons comme les saumons, les nomades, qui préfèrent les mammifères marins comme les dauphins ou les phoques, et enfin, les plus méconnues, les orques de haute-mer, identifiées en 1988 en Amérique du Nord.
Les orques de haute-mer sont des chasseurs de requins, en plus d’autres poissons. Et bien que des cas d’orques de haute-mer aient été documentés en Afrique du Sud, notamment dans une étude du professeur Peter Best en 2014, on pensait que leur présence était rare et se limitait à la haute-mer, comme leur nom l’indique, qu’on les trouvait dans la zone pélagique, loin des côtes. Cependant, lorsque Bâbord et Tribord sont arrivés en 2015, ils ont présenté les caractéristiques d’orques de haute-mer. Le fait qu’ils chassent le requin soutient cette théorie.
En mai 2022, dans une baie plus à l’est, appelée baie Mossel, cette chasse spécialisée est filmée pour la première fois, à la fois par drone et par un pilote d’hélicoptère.
Ce qui est fascinant dans ces images, c’est qu’en réalité, elles ne montrent pas Bâbord et Tribord : elles montrent Tribord en compagnie de 5 autres orques. Elles ne nous ont donc pas seulement montré pour la première fois comment les orques extraient le foie des requins, mais aussi le fait que Bâbord et Tribord ne sont plus les seuls à le faire, d’autres ont appris ce comportement. C’était incroyable de voir ça, mais aussi important d’un point de vue scientifique d’obtenir cette preuve concrète, afin d’en apprendre plus sur leurs stratégies de chasse.
C’est presque comme voir des loups chasser, c’est incroyable. Le requin, imité par l’orque, tourne en rond de façon serrée afin de protéger son foie, l’organe riche en nutriments que visent les orques. À partir des images de l’hélicoptère, on a même pu observer Tribord, l’un des deux orques mâles, émerger et manger un foie.
En tant que chercheurs, nous étions bien sûr fascinés, mais aussi inquiets. Les requins n’ont évidemment pas besoin d’une nouvelle menace dans le monde. Mais maintenant, ces orques provoquent le déplacement des requins d’Afrique du Sud, et cela a de lourdes conséquences.
En effet, suite à cette seule chasse n’ayant duré qu’une heure, les grands requins blancs ont fui la zone pendant 7 semaines. Les scientifiques se demandent donc ce qui va se passer pour l’écosystème maintenant que la chaîne alimentaire se trouve bouleversée.
Par exemple ici, à Gansbaii, se trouve l’écosystème de l’île Dyer. Il présente de nombreuses espèces menacées d’oiseaux marins, dont le manchot du Cap. Leur nombre est déjà en déclin, et maintenant que nous n’avons plus de requins pour limiter le nombre d’otaries à fourrure d’Afrique du Sud, elles entrent en compétition avec les manchots pour les ressources.
Les orques de haute-mer ne sont pas censées se retrouver sur les côtes sud-africaines. À notre connaissance, ça n’a jamais été le cas, autrement nous n’aurions pas eu ces 20 années de stabilité parmi notre population de requins. Et maintenant, en 2023, il est devenu difficile de trouver un grand requin blanc dans la province du Cap-Occidental. Ça montre à quel point ces interactions ont été sévères, et comment ce comportement a rapidement eu une cascade de conséquences. Et la raison pour laquelle c’est inquiétant, même si bien sûr la science doit encore le prouver, c’est qu’il est probable que ces orques aient été déplacées de leur zone de chasse habituelle, la haute-mer, où se trouvent les requins pélagiques. Est-ce à cause de la pression induite par la pêche ? Probablement. Est-ce provoqué par le réchauffement climatique ? Est-ce un mélange des deux ?
Le 24 février dernier, une nouvelle chasse de Bâbord et Tribord a pu être suivie. 19 carcasses de requins plat-nez ont par la suite été retrouvées échouées en l’espace de 24 heures.
On peut comprendre pourquoi les requins abandonnent et prennent la fuite. Ils ne peuvent pas survivre à ça. Ils doivent donc rapidement adapter la zone dans laquelle ils évoluent, et trouver un endroit plus sûr, ce qu’ils ont fait, j’espère. Un jour peut-être, nous trouverons, avant que les orques ne le fassent, un endroit dans lequel les requins se seraient réfugiés. Mais malheureusement, pour ce qui est des côtes, ces orques sont tout simplement trop intelligentes.
Cependant, il faut garder les choses en perspective : ce nombre de requins tué par seulement deux orques est certes important, mais comparé à un bateau de pêche visant spécifiquement ces espèces de façon quotidienne, ça ne représente même pas un jour de pêche.
C’est très visuel pour le public : on voit directement [les carcasses]. Mais si on observait un bateau de pêche et qu’on voyait le nombre de requins qu’il prend à chaque fois, ça remettrait sans doute les choses en perspective.