AU TABLEAU !
Ali Saïb
Septembre 90. Je mets pour la première fois les pieds dans un laboratoire de recherche à Paris et je rencontre l'un de mes maîtres, Georges Périès, à qui je dis ma volonté de travailler sur les virus. Il me dit : "Y'a pas de souci. Tu vas travailler sur les rétrovirus. Ce sont des virus très particuliers." Et la question que je lui pose qui est totalement naturelle pour un jeune étudiant qui démarre en recherche : "Quelle est la pathologie associée à ce rétrovirus ?". Il me regarde, sourit et me dit : "Aucune." Pour moi, c'était un choc. Les virus pouvaient ne pas conduire à une pathologie. La question que je me suis alors posée, ça a été de savoir si tous les virus conduisent ou non à une pathologie. Et, en fait, ce n'est pas du tout vrai. Les virus ne conduisent pas toujours à l'apparition d'une pathologie, que ce soit chez l'animal, le végétal ou chez la bactérie. Effectivement, l'a priori que nous avons du virus, c'est que le virus est pathogène et néfaste, puisque dans le terme-même employé pour les décrire, le mot "virus" qui veut dire "poison" en latin, on a cet a priori extrêmement négatif vis-à-vis des virus. Or, ce n'est pas le cas. On sait qu'effectivement, depuis leur découverte, on a positionné les virus comme des sortes de prédateurs et l'homme, les animaux ou les végétaux comme des proies face à ces prédateurs. Et cette vision manichéenne de la relation entre virus et leurs hôtes est une vision qui ne peut plus tenir et qui ne tient plus au regard des découvertes scientifiques récentes.
Effectivement, pour qu'un virus conduise à une pathologie, vous avez ici un virus et vous avez ici son organisme d'accueil qui va être infecté. C'est les interactions, qui vont avoir lieu entre ce virus et cet organisme, qui vont conduire ou non à une pathologie. Et ces interactions sont multiples. Il y a des milliers, voire des millions d'interactions qui se produisent entre le virus qui va pénétrer dans un organisme et l'organisme lui-même et c'est ce dialogue qui va conduire ou non à la pathologie.
Prenons le cas d'un virus particulier qui est un virus de la famille des herpès. Ce virus est appelé "EBV" pour "Epstein-Barr virus". Ce virus conduit à une pathologie somme toute assez bénigne dans nos pays, qui est connue comme la maladie de la mononucléose infectieuse. C'est une maladie qu'on appelle "la maladie du baiser", qu'on attrape à l'adolescence lors des échanges des premiers baisers. Cette maladie est somme toute, comme je le disais, assez bénigne. Lorsqu'on regarde ce qui se passe pour "EBV" dans d'autres pays, par exemple en Afrique ou en Asie du Sud-est, ce virus va conduire à l'apparition d'une tumeur, d'un cancer extrêmement mortel. Ce qui veut dire que le même virus va conduire à une maladie qui est bénigne et à des maladies extrêmement graves dans d'autres régions du monde. Première conclusion : nous ne sommes pas tous égaux devant les virus.
C'est le virus qui est un des paramètres qui va conduire à la pathologie, mais seulement l'un des paramètres. C'est cette interaction entre le virus et les organismes qu'il va infecter, tout ça dans un contexte bien particulier, qui est un contexte culturel, alimentaire, qui va permettre ou non l'émergence d'une pathologie. Autre exemple particulier, les virus foamy, les rétrovirus que j'évoquais tout à l'heure lorsque j'arrivais pour la première fois dans ce laboratoire. Les rétrovirus foamy sont des rétrovirus qui ont à peu près la même structure moléculaire que les virus VIH à l'origine du SIDA, mais ces virus ne conduisent à aucune pathologie. Donc ce qu'il est intéressant de noter, c'est de comprendre tout ce dialogue qui s'instaure entre le virus et l'organisme pour savoir dans quelles mesures ce dialogue va conduire à la pathologie et dans quelles mesures ce dialogue va conduire à l'absence de pathologie. Du coup, c'est regarder ce dialogue avec deux points de vue totalement, on va dire, complémentaires. Et étudier ces deux points de vue complémentaires est extrêmement important pour comprendre le devenir d'une infection virale. Effectivement, lorsqu'on étudie un virus pathogène, on est censé définir pourquoi ce virus va conduire à la maladie. De la même manière, il est tout aussi intéressant de comprendre pourquoi un virus ne va pas conduire à la pathologie. Et la compréhension de ce dialogue va nous permettre d'orienter effectivement par des approches thérapeutiques des virus qui conduisent à la maladie vers des virus qui ne conduisent pas à la maladie. Donc, on voit grâce à ces deux exemples, le virus foamy et ce virus herpès qu'on appelle EBV, que déjà la situation est beaucoup plus complexe que cette situation évoquée tout à l'heure avec les virus prédateurs et nous en termes de proies. Mais que cette complexité effectivement va dépendre de l'environnement, va dépendre également du patrimoine génétique de l'organisme qui va être infecté, de la susceptibilité à l'infection virale ou pas. Et le troisième point qui peut être évoqué, c'est : "OK, puisque les virus ne sont pas pathogènes, peut-on évoquer l'idée qu'un virus puisse être utile à un organisme qu'il va infecter ?". Vous savez lorsque la bactériologie a démarré il y a un peu plus de 100 ans, on pensait que toutes les bactéries étaient bonnes à jeter et qu'il fallait les détruire toutes pour avoir une vie saine. On s'est aperçu assez rapidement, somme toute, que sans bactéries, on ne pouvait pas digérer, on ne pouvait avoir certaines vitamines et qu'aujourd'hui, on sait qu'on vit un corps, on est dans un corps qui est un écosystème entre cellules humaines et cellules bactériennes qui nous permettent à la fois de digérer et à la fois de produire certains constituants de notre organisme.
Aujourd'hui, dans le domaine de la virologie, on pense que ces virus peuvent être également utiles à cet écosystème qui est l'organisme. Je parle de l'homme, mais je parle également d'autres animaux, et en particulier, c'est un point qui est extrêmement nouveau et important dans le domaine de la virologie, c'est qu'on pense que pour l'homme, la formation du placenta est dû à un virus. Comment peut-on en arriver là ? Vous savez que depuis quelques années on connaît la séquence du patrimoine génétique de l'homme et on a eu deux surprises à la suite de ce séquençage du patrimoine génétique de l'homme. Première surprise : on a beaucoup moins de gènes que prévu, entre 25 000 et 30 000 gènes. Et deuxième surprise : 10 % de notre patrimoine génétique est constitué de virus. Et en fait, à un moment très précis après la fécondation, certains de ces virus vont exprimer leur potentialité et vont permettre la formation du placenta. Donc on voit bien qu'aujourd'hui, cette vision manichéenne et, on va dire, extrêmement rigide de notre relation entre nous et les virus, le monde vivant et l'interaction entre les virus, n'est plus de mise, n'est plus d'actualité et qu'on pense que la relation va être beaucoup plus complexe et c'est cette complexité qui est aujourd'hui l'objet de toutes les études.