50 ans après, le grand retour

C’est une étude pionnière en France. Durant l’été 2024, le Centre de recherche clinique du Groupe hospitalier universitaire (GHU) de Paris a lancé l’essai clinique COMP006 qui évalue l’efficacité de la psilocybine dans le traitement de la dépression résistante aux traitements. La psilocybine est le composé actif des champignons hallucinogènes, connus pour provoquer de sérieuses altérations de la pensée, des perceptions et de l’humeur. Difficile d’imaginer qu’une telle substance puisse être utilisée comme médicament.

Pourtant, cette idée n’est pas neuve. Les psychédéliques tels que le LSD, la psilocybine ou la mescaline étaient largement étudiés dans les années 1950 et 1960 : testées dans le traitement de différents troubles psychiatriques, ces molécules présentaient des résultats prometteurs. Mais les recherches se sont brutalement arrêtées au début des années 1970. Les psychédéliques ne répondaient pas à la nouvelle norme sanitaire du test en double aveugle contre placebo, leurs puissants effets étant trop facilement identifiables par les patients et les médecins. En parallèle, le mouvement de contre-culture hippie s’est emparé de ces substances et de rares scandales très médiatisés ont déclenché une panique morale sans précédent. Le contexte scientifique et culturel devenu défavorable, l’ONU classe le LSD et la psilocybine dans la liste des stupéfiants de catégorie 1 en 1971, qui regroupe les substances chimiques les plus sensibles.

Les recherches sur les psychédéliques ont repris dans les années 2010. À cette période, des essais cliniques sont menés sur des personnes souffrant de cancer avec des résultats encourageants. Ces travaux marquent le début de la renaissance des thérapies psychédéliques.

1943, un premier « trip » à vélo

Le LSD-25, ou acide lysergique diéthylamide, est synthétisé pour la première fois en 1938 par le chimiste suisse Albert Hofmann. Dérivé du champignon l’ergot de seigle, le LSD était utilisé dans des tests pharmacologiques sur la pression sanguine. Présentant des résultats peu probants, la molécule a vite été laissée à l’abandon. Cinq ans plus tard, le 19 avril 1943, Hoffman ingère volontairement une infime dose de LSD. C’est en rentrant chez lui à vélo que les effets se font ressentir : angoisse, étourdissement, rires, hallucinations. L’expérience vécue par Hofmann est connue comme le tout premier « trip » au LSD de l’histoire et marque le début des recherches sur cette molécule en Occident.

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Albert Hofmann avec une maquette de la molécule du LSD, 1943 © Archives d’entreprise de Novartis
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Peinture murale Tepantitla. Des champignons psilobycéens dans les mains, les prêtres entourent le dieu de la pluie Tlaloc © Thomas Aleto

Des rituels religieux à la paillasse des labos

La plupart des essais cliniques étudient les effets de la psilocybine. Moins stigmatisée que le LSD, elle a aussi un délai d’action plus court : 4 à 6 heures (contre 6 à 12 heures pour le LSD). À l’origine, les champignons hallucinogènes dont elle est extraite sont consommés lors de rituels religieux au Mexique, comme Psilocybe mexicana, le plus connu, utilisé par les Mazatèques. Le mycologue français Roger Heim, directeur du Muséum national d’histoire naturelle jusqu’en 1965, était fasciné par leurs propriétés transcendantes et n’hésitait pas à en consommer lui-même. C’est d’ailleurs à partir d’échantillons cultivés au Muséum qu’Albert Hofmann, père du LSD, isole leur principe actif en 1958.

Le cerveau en plein trip

L’électroencéphalogramme (EEG) et l’IRM fonctionnelle (IRMf) permettent d’observer et d’enregistrer l’activité cérébrale durant un trip, et donc d’établir des corrélations entre les marqueurs neurophysiologiques et l’expérience vécue sous psychédélique.

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© Julien Tredan-Turini/Universcience 2025

Une aide contre l’addiction et les ruminations

Les études récentes se concentrent sur le traitement de trois grands troubles : l’addiction, la dépression et l’anxiété de fin de vie. En effet, les psychédéliques semblent aider à dénouer des schémas de pensée répétitifs et rigides. Par exemple pour réduire le craving, une pulsion irrépressible qu’on retrouve systématiquement chez les personnes addictes, ou encore pour diminuer les ruminations mentales, très courantes chez les patients souffrant de dépression. Cette capacité à assouplir l’esprit, à le rendre plus flexible, pourrait également être utile dans le traitement du stress post-traumatique (SPT) ou des troubles obsessionnels compulsifs (TOC).

Dans un autre registre, les psychédéliques peuvent apporter un soulagement d’ordre spirituel aux patients souffrant de maladies incurables. En effet, difficile de traiter la perte de sens qui se développe suite à l’annonce d’un diagnostic mortel. Dans une étude historique publiée en 2016, une équipe de l’université Johns Hopkins a testé la psilocybine sur des patients atteints de cancer. Et obtenu des résultats surprenants : en une seule prise, les scientifiques observent une diminution durable de l’anxiété, une augmentation de la qualité de vie et de l’acceptation de la mort chez les participants. Depuis, de nombreuses recherches, menées principalement aux États-Unis, confirment ces résultats.

En revanche, l’usage de psychédéliques est fortement déconseillé pour les troubles psychotiques tels que la schizophrénie ou la bipolarité, car il risquerait d’aggraver les symptômes.

Sortir de l’impasse thérapeutique

La psychiatrie est en crise. Les traitements pharmacologiques conventionnels, à savoir les antidépresseurs et les anxiolytiques, entraînent des réponses très hétérogènes. La posologie et les effets secondaires varient en fonction des personnes et de leurs maladies, conduisant beaucoup de patients à des impasses thérapeutiques. Dans un tel contexte, l’émergence des thérapies psychédéliques est porteuse d’espoir. D’après de récentes études, les effets positifs du LSD et de la psilocybine se font sentir rapidement et sont durables dans le temps. Si ces résultats étaient confirmés, de telles substances pourraient ouvrir la voie à une profonde transformation de la prise en charge des maladies psychiatriques.

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Ergot de seigle, champignon parasite dont est tiré le LSD © Getty Images/Mb-fotos

Des protocoles pas comme les autres

Transcendante, ineffable, l’expérience psychédélique dure 4 à 12 heures et ne s’improvise pas. Dans leurs protocoles, les scientifiques prêtent une attention toute particulière à deux choses : le set et le setting. Le set, ce sont l’état d’esprit, les attentes, les antécédents psychologiques, le bagage génétique des patients. Le setting, ce sont l’environnement, le contexte, les personnes avec qui la substance est consommée. À l’inverse des traitements conventionnels où une molécule est prescrite puis auto-administrée de manière périodique, les thérapies assistées aux psychédéliques nécessitent une préparation et un suivi rigoureux pendant et après la prise.

Cette méthodologie particulière vient des États-Unis. Dans les années 1960, une partie du corps médical cherche des techniques de soins adaptées à une fin de vie digne. À cette époque, le chercheur Erik Kast de la Chicago Medical School teste l’efficacité du LSD dans le traitement de la douleur. Les résultats de sa première étude sont surprenants : en une dose, le LSD s’avère être un puissant antalgique. Kast, comme d’autres médecins de l’époque, améliore peu à peu les conditions de la prise de LSD en se basant sur les retours de ses patients.

Ces travaux définissent l’approche psychédélique, encore utilisée dans les études actuelles. Une seule forte dose est nécessaire par session. Les malades sont informés sur les effets de la substance en amont, questionnés sur leurs attentes et leurs peurs. La pièce dans laquelle la séance a lieu est décorée, chaleureuse. Les thérapeutes sont formés pour les accompagner pendant et après la prise avec une psychothérapie adaptée.

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Université de Groningue, aux Pays-Bas © Getty Images/Venemama

L’Europe investit dans la psilocybine

Porté par le centre médical de l’université de Groningue, le Projet PsyPal a reçu 6,5 millions d’euros de la part du Parlement européen en avril 2024. Cet essai clinique suivra plus de 100 patients dans quatre centres différents situés aux Pays-Bas, au Portugal, au Danemark et en République tchèque. Il propose d’étudier l’effet de la psilocybine dans le traitement de l’anxiété de fin de vie liée à quatre maladies dégénératives : la maladie de Parkinson, la sclérose en plaques, la maladie de Charcot et la bronchopneumopathie chronique obstructive. C’est la toute première subvention européenne destinée à financer la recherche clinique sur les thérapies psychédéliques.

Un nouveau marché ?

Avec l’essor de la médecine psychédélique, les entreprises pharmaceutiques spécialisées dans le domaine fleurissent. Leur but est de développer des molécules approuvées par la FDA (Food and Drug Administration), l’équivalent américain de l’Agence européenne des médicaments. Certaines d’entre elles, comme Compas Pathways, ont développé des dérivés de molécules naturelles pour les breveter. Ainsi, la première étude sur la dépression résistante en France sera menée avec la substance COMP360, inspirée de la structure moléculaire de la psilocybine.

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© Getty Images/Apomares

D’autres voies pour modifier l’état de conscience

Outre les psychédéliques, d’autres molécules psychotropes sont étudiées dans le traitement de troubles psychiatriques. On peut citer la kétamine qui gagne en intérêt pour ses effets antidépresseurs ou la MDMA, principe actif de l’ecstasy, qui semble efficace dans le traitement de l’anxiété et du stress post-traumatique. Des substances moins connues sont également étudiées à des fins thérapeutiques : l’ibogaïne contre l’addiction ou encore la sauge (Salvia) pour la protection et l’amélioration de la cognition.

Contrairement à ces composés qui intéressent la médecine depuis peu, les études sur les psychédéliques s’appuient sur un large corpus scientifique. Ainsi, la recherche sur le LSD et la psilocybine évolue rapidement et de plus en plus de professionnels de santé s’y intéressent. La demande pour bénéficier de thérapies assistées aux psychédéliques est d’ailleurs amenée à s’accroître dans les années à venir.

Notons que des techniques non pharmacologiques comme l’hypnose ou la méditation ont aussi des effets bénéfiques dans le traitement de certains troubles mentaux. Si les mécanismes d’action sont très différents, l’expérience subjective vécue par des pratiquants peut se rapprocher de celle liée à la prise de psychédéliques. Cette expérience dite « mystique » comporte quatre dimensions évaluées par un questionnaire, le MEQ30 (pour Mystical Experience Questionnaire) : ineffabilité, transcendance de l’espace et du temps, sentiment de sacré, humeur positive. À mi-chemin entre neurosciences, psychologie et spiritualité, les études sur ces pratiques invitent à se pencher sur l’exploration de la conscience humaine et son altération à des fins médicales.

Des études pionnières en France

Le lancement d’études cliniques sur les psychédéliques est difficile à réaliser dans l’Hexagone où la politique en matière de drogues est très stricte. Mais depuis peu, la France rattrape son retard. En février 2024, le premier essai clinique français avec des psychédéliques, piloté par la psychiatre Amandine Luquiens, a débuté au service d’addictologie du CHU de Nîmes. Plus récemment, l’équipe de Lucie Berkovitch à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, a lancé une étude clinique avec la psilocybine sur la dépression résistante. Une autre devrait débuter courant 2025 : piloté par le médecin Luc Mallet, le projet Adely LSD vise à étudier l’effet du LSD sur l’addiction à l’alcool.

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Équipe en charge de l’étude sur le traitement à la psilocybine du trouble de consommation d’alcool avec symptômes dépressifs, au CHU de Nîmes © CHU de Nîmes
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Au Centre médical universitaire de Groningue, le chercheur Robert Schoevers accompagne un patient soigné aux psychédéliques © Centre médical universitaire de Groningue

Demain, un accès élargi ?

Si l’intérêt thérapeutique des psychédéliques n’est plus à prouver, l’accès à ces thérapies reste difficile. La Suisse, pionnière en Europe, propose des psychothérapies assistées aux psychédéliques (PAP) dans des cas très spécifiques de résistance aux traitements. En France, de nombreux psychologues et psychiatres manquent d’information sur le sujet et les formations pour les professionnels de santé sont inexistantes. Si les essais en cours s’avèrent concluants, la mise en place des thérapies psychédéliques nécessitera beaucoup de moyens humains et financiers. Dans un contexte où l’hôpital public est déjà en grande difficulté, l’accès de ces traitements au plus grand nombre est loin d’être assuré.

L’avenir des thérapies psychédéliques

En 2019, la commission mondiale de politique en matière de drogues publie un rapport troublant. D’après ses auteurs et autrices, la distinction entre substances légales et illégales n’est pas fondée sur des arguments scientifiques, mais sur des facteurs historiques et culturels. Les psychédéliques sont un cas d’école. Le LSD et la psilocybine sont encore aujourd’hui classés comme des drogues dangereuses, sans aucun intérêt thérapeutique. Pourtant, les sciences disent l’inverse. De nombreux scientifiques appellent donc à une révision urgente de la classification de ces molécules afin de simplifier le travail déjà mené.

Les psychédéliques semblent provoquer des expériences uniques et faire remonter du matériel inconscient qui peut être travaillé avec des psychothérapies adaptées. Cependant, les modalités de ce suivi ne sont pas encore clairement définies. En France, les psychiatres n’ont pas l’obligation d’être formés aux différentes approches psychothérapeutiques. Pourtant, ce sont les seuls à pouvoir prescrire un traitement médicamenteux. Si les thérapies psychédéliques venaient à se développer en France, la formation des médecins devrait être adaptée en conséquence.

Enfin, il est important de rappeler qu’il n’existe pas de pilule magique pour traiter les troubles psychiatriques, mais bien une combinaison d’approches complémentaires, physiologiques, psychiques et sociales. Malgré des résultats prometteurs, beaucoup de questions restent en suspens concernant les mécanismes d’action des psychédéliques et les biais méthodologiques des études existantes.