Musique et cerveau : l’accord parfait
À la lumière des neurosciences, la musique se révèle capable de transformer notre cerveau et son fonctionnement… souvent pour le meilleur.
Une enquête d’Alexandra Pihen - Publié le , mis à jour le
Berceuse, chant d’amour, rite de guerre ou symphonie… la musique accompagne l’Homme depuis la nuit des temps. Il faut pourtant attendre le début des années 1990, avec l’avènement de l’imagerie cérébrale, pour commencer à comprendre ses effets sur le cerveau. Depuis, les études scientifiques se multiplient pour confirmer les bienfaits de la musique sur le comportement et la régulation émotionnelle. L’amélioration des techniques de neuro-imagerie a ainsi permis, au cours des vingt dernières années, d’étudier les mécanismes de neuroplasticité liés à l’apprentissage de la musique. Et les résultats ne laissent pas de place au doute : écoute et pratique musicale agissent sur l’ensemble de nos fonctions cognitives, et la structure du cerveau s’en trouve modifiée de façon durable. Tant et si bien que les musiciens constituent désormais la population d’étude privilégiée des neurologues en matière de plasticité cérébrale.
Une symphonie neuronale
Ce fut la première surprise livrée par les études de neuro-imagerie sur les effets de la musique. La simple écoute produit ce que les scientifiques appellent une « symphonie neuronale » : la mobilisation de circuits cérébraux connus pour leur rôle dans d’autres domaines. Car la musique engage naturellement les régions auditives, mais aussi les aires motrices, impliquées dans le mouvement et la danse, et les circuits liés à la récompense, impliqués dans les souvenirs et les émotions. Les régions visuelles, quant à elles, associent spontanément des images et des formes, voire des textures et des couleurs, à la musique écoutée.
Les musiciens, rois de la plasticité cérébrale
La pratique musicale entraîne des modifications dans l’ensemble du cerveau, certaines attendues et d’autres beaucoup moins.
La pratique musicale est peut-être l’activité qui engendre la stimulation la plus complète de notre cerveau. Un entraînement instrumental régulier durant plusieurs années mobilise des compétences qui se traduisent par des modifications de l’anatomie cérébrale, notamment de l’épaisseur corticale (matière grise) et des zones de connectivité (matière blanche). Certaines de ces évolutions sont prévisibles, comme la densité accrue de neurones dans les réseaux auditifs et moteurs : la neuro-imagerie permet ainsi de visualiser les extensions des doigts des instrumentistes dans les régions cérébrales motrices, et parfois même d’en déduire l’instrument pratiqué. Mais d’autres évolutions sont plus surprenantes, comme la communication renforcée entre les deux hémisphères cérébraux. Selon de récentes études, la densité neuronale de l’hippocampe – structure cérébrale impliquée dans la mémoire, la navigation spatiale et l’inhibition du comportement – est corrélée au nombre d’années de pratique. En outre, chez les enfants de 5 à 6 ans, les leçons de musique génèrent des effets mesurables sur le raisonnement verbal et la mémoire à court terme. Les émotions sont elles aussi mobilisées, avec la sécrétion d’hormones liées au plaisir et à la motivation activant le circuit neuronal de la récompense. Même un entraînement de courte durée suffit à modeler le cerveau : chez les septuagénaires, quatre mois d’apprentissage du piano améliorent l’humeur et les activités « exécutives » comme l’attention et la planification.
Le frisson musical
Le cerveau des mélomanes établit un pont entre perception sonore et émotions. Or le plaisir lié à la musique a plusieurs origines.
Trois dimensions du plaisir, non exclusives, peuvent être définies. Aussi appelée effet « grand huit », la première est basée sur l’expérience sensorielle. Lors de l’émission des ondes sonores par les instruments ou par une musique amplifiée où les basses sont très présentes, les vibrations stimulent les récepteurs sensoriels externes, ceux de la peau, ou internes, comme les viscères. Le fameux « frisson musical », deuxième dimension, est quant à lui lié à la satisfaction d’une attente construite. Car loin d’être inné, le plaisir s’éduque et s’apprend dès l’enfance par l’expérience et la répétition d’événements musicaux : le cortex auditif analyse les sons et anticipe leur développement. L’hippocampe mobilise ensuite les référentiels que nous avons en mémoire pour les traduire en émotions via les circuits cérébraux de la récompense (eux-mêmes modulés par un neurotransmetteur, la dopamine). Lorsque les attentes sont satisfaites, ou à l’inverse bousculées par un motif musical inattendu, le plaisir qui en découle peut déclencher la « chair de poule ». Enfin, le plaisir du mélomane, sa troisième dimension, est une construction culturelle très sophistiquée. Il représente le plaisir musical « haut de gamme » qui, chez l’esthète, naît de la satisfaction à décrypter une pièce musicale ou à apprécier une exécution parfaite.
Une mémoire dédiée à la musique
La mémoire musicale se révèle en partie indépendante de la mémoire langagière. Telle est la découverte réalisée en 2010 par des neurologues français. Alors que la mémoire des mots n’engage que l’hémisphère gauche du cerveau, celle de la musique implique plus largement les deux hémisphères. Les aires gauches sont dédiées aux informations sémantiques – styles de musique, noms des œuvres etc. –, et celles de droite aux informations perceptives ou structurales – formes mélodiques, timbres des instruments, pulsations, rythmes, etc. Sur l’image ci-dessus apparaissent en bleu les activités cérébrales de la mémoire du langage, en rouge celles de la mémoire musicale, et en jaune celles communes aux deux.
Privé de plaisir musical
Absence de plaisir ou de compréhension, certains individus ne goûtent pas la musique. Et cela se voit dans leur cerveau.
Entre 3 et 5 % de la population mondiale reste de marbre à l’écoute de la musique. C’est en 2016 que des neuroscientifiques canadiens ont mis en évidence pour la première fois cette « anhédonie musicale » présente chez des individus par ailleurs enclins à d’autres plaisirs comme les jeux d’argent ou le sexe. En cause, des connexions très faibles – et non expliquées – entre le cortex auditif qui traite les informations sonores et le noyau accumbens impliqué dans le circuit de la récompense. C’est l’inverse des musiciens, chez qui ces connexions sont renforcées. D’autres individus – environ 4 % de la population mondiale – sont totalement privés de compréhension musicale. Pour ces personnes atteintes « d’amusie », mélodie, harmonie et rythme n’ont aucun sens, et ce, malgré des fonctions auditives et langagières intactes. Che Guevara, amusique célèbre, était par exemple incapable de reconnaître l’hymne argentin ! Beaucoup sont ainsi dans l’incapacité de distinguer un écart de trois demi-tons (entre un la et un do, par exemple), alors que les nourrissons de moins d’un an sont à même de percevoir une différence d’un quart de ton. L’amusie s’explique par une anomalie neurogénétique congénitale qui se traduit par une mauvaise transmission neuronale entre le cortex auditif et le gyrus frontal inférieur de l’hémisphère droit. À l’extrême opposé, chez les quelque 1 % de personnes dotées de « l’oreille absolue » – capables de reconnaître une hauteur de note sans aucun référentiel – l’échange entre ces deux régions du cerveau est renforcé.
Un gène de la musique ?
Âprement débattue, la question de l’existence d’une prédisposition à la pratique musicale divise les scientifiques : un cerveau prédisposé et un cerveau entraîné se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Faute de preuves convaincantes, difficile, donc, de savoir s’il existe un « gène de la musique ». En revanche, les études montrent que certaines variations génétiques favorisent son apprentissage, notamment celles renforçant la perception auditive, la dextérité motrice, ou des traits de personnalité comme l’ouverture d’esprit ou l’agilité cognitive. Ces prédispositions contribuent à l’engagement initial mais, à plus long terme, ce sont l’expérience et la pratique qui sont responsables de la fameuse « plasticité cérébrale ».
Le rythme dans la peau
Il y a quelques années encore, marquer le rythme en tapant du pied, en battant la mesure ou en dansant, semblait être l’apanage des espèces douées de vocalisation, comme les humains – et ce, dès la naissance – ou les perroquets. Or de nouvelles études démontrent que les grands singes ou les otaries aussi dansent en rythme ! Cette habileté pourrait trouver son origine au cœur des neurones, comme le montrent de récentes expériences en neuro-imagerie : les oscillations électriques des cellules nerveuses cérébrales se synchronisent avec le rythme d’un stimulus extérieur sonore.
La musique est-elle universelle ?
Peut-on dresser une typologie musicale universelle, avec des usages associés ? La question reste vivement débattue.
À la fin du 19e siècle, l’École de Berlin tente, par une méthode comparative, d’identifier des structures musicales universelles associées à des comportements. Mais cette approche trouve rapidement ses limites : comment isoler des motifs musicaux susceptibles d’être comparés, alors que la musique est multiforme dans ses usages ? Un chant d’amour peut par exemple être réinvesti en chant révolutionnaire, un chant de funérailles en chant d’amour… Une typologie musicale universelle peut-elle donc être dressée ? Certains scientifiques veulent le croire. C’est le cas de l’Américain Samuel Mehr, spécialiste de psychologie cognitive et développementale appliquée à la musique. Dans une étude publiée en 2019, il défend la nature historique universelle de la musique en confrontant statistiquement les structures musicales issues de 60 cultures humaines. Mais pour les ethnomusicologues, les données retenues par Samuel Mehr présentent des biais identiques à ceux de l’École de Berlin : comment une « musique de danse » peut-elle être opposée à une « musique sacrée » quand tous les rituels religieux africains sont dansés ? Par ailleurs, si la musique occidentale est généralement contemplative, elle est souvent participative dans d’autres cultures : elle ne s’écoute pas, elle se fait ! L’universalité de la musique n’est donc pas monolithique. Et si les êtres humains partagent un goût pour la musique, les données ethnographiques montrent que les structures musicales et leurs comportements associés sont, eux, culturellement marqués.
Panser les plaies cérébrales
Réduction de la douleur ressentie, amélioration des relations sociales et de l’autonomie : la musique démontre son intérêt en milieu hospitalier.
Régulation émotionnelle, renforcement de la socialisation et de l’autonomie des patients… la musique s’est invitée depuis longtemps dans les hôpitaux et démontre ses bénéfices. En effet, elle oriente l’attention des patients vers un stimulus agréable. En outre, en activant les circuits dits « de la récompense » – c’est-à-dire liés au plaisir et à la motivation –, elle permet de libérer des substances comme la dopamine et la noradrénaline qui réduisent de 10 à 50 % la douleur ressentie, selon des études menées en cancérologie et en accompagnement de fin de vie. Le rythme fait aussi des merveilles. Les orthophonistes l’exploitent afin de restaurer une production langagière fluide chez des patients souffrant de troubles moteurs du langage. Les neurologues, quant à eux, l’utilisent pour « détourner » les circuits cérébraux d’individus souffrant de la maladie de Parkinson et permettre une désinhibition motrice : une musique entraînante, à la pulsation claire, permet aux patients de caler leur pas sur un rythme donné. Enfin, les dernières expériences de musicothérapie mettent en évidence des effets durables de neuro-plasticité. Ainsi, en 2018, une étude canadienne a montré une amélioration de la communication sociale et de la connectivité cérébrale fonctionnelle chez des enfants atteints de troubles autistiques.
« Réparer » le cerveau des prématurés
Preuve d’une musicothérapie efficace, une berceuse spécialement composée pour les prématurés leur permet de recouvrer une maturité cérébrale proche de celle de bébés nés à terme. C’est ce qu’ont montré des essais cliniques menés en 2019 par une équipe suisse : la musique agit sur le « réseau de saillance », qui permet de trier les différents stimuli externes selon leur pertinence et facilite sa communication avec les autres aires cérébrales – cortex auditif, sensori-moteur ou frontal. Un espoir pour ces enfants qui souffrent souvent de retards neuro-développementaux.
Alzheimer : la mémoire de la musique pour recréer le lien
Hervé Platel, neuropsychologue spécialiste de la musique