Biodiversité : ces espèces inclassables
Blob, ornithorynque, tardigrade… Autant de noms étranges qui bousculent l’arbre du vivant. Du coup, la classification des espèces se réinvente. Tour d’horizon des énigmes de l’évolution.
Enquête de Lise Barnéoud - Publié le
Un étrange organisme a fait la une des médias ces derniers mois : le blob, alias Physarum polycephalum. Ni végétal, ni champignon, ni animal, cette espèce intrigue les chercheurs, car elle brouille les frontières établies entre les règnes. En réalité, le blob n’est pas – et de loin – la seule espèce à poser problème aux biologistes. De nombreux organismes ne trouvent pas encore leur place dans nos représentations du vivant. Il peut s’agir d’espèces nouvellement découvertes ou bien d’espèces connues, mais revisitées grâce à des analyses ADN. Ces « inclassables » mettent l’accent sur les limites de nos systèmes de classification, en perpétuelle évolution, et permettent petit à petit de progresser dans notre compréhension de l’organisation de la nature.
Mammifère ou oiseau ?
C’est un animal qui pond des œufs et possède un bec comme un oiseau mais qui allaite ses petits et possède un pelage comme un mammifère. Longtemps, l’ornithorynque est resté une énigme pour les scientifiques. On sait désormais qu’il forme un règne à part : les monotrèmes. Le séquençage de son génome en 2008 (1) a permis d’y voir plus clair. Cet étrange animal s’est distingué des autres mammifères il y a 166 millions d’années. Il possède à la fois des traits « primitifs » (comme l’absence de téton, son lait coulant sur son ventre) et des caractéristiques apparues au cours de l’évolution (un éperon venimeux sur les pattes arrière des mâles).
1. W.C. Warren, “Genome analysis of the platypus reveals unique signatures of evolution”, in Nature, 2008, 453, 175–183
L’arbre du vivant revisité
Ces dernières décennies, les études génétiques ont bousculé les frontières établies entre les règnes.
Les nouvelles découvertes en génétique réalisées ces dernières décennies ont confirmé l’existence d’un grand nombre de groupes identifiés auparavant (mammifères, oiseaux, insectes, plantes à fleurs, etc.). Mais elles ont aussi apporté leur lot de surprises. Ainsi, les poissons n’existent plus dans la phylogénie moderne. Ce groupe rassemblait en effet des espèces qui n’avaient aucun lien de parenté entre elles, comme la truite et la raie. La truite est finalement plus proche de nous, d’un point de vue de la généalogie, que de la raie ! De même, le groupe des reptiles n’existe plus (les crocodiles étant par exemple plus proches des oiseaux que des lézards) ; celui des algues a aussi disparu. On ne parle plus d’invertébrés (organismes sans vertèbres) ni de procaryotes (organismes sans noyaux cellulaires) : les groupes se définissent désormais par la présence de caractéristiques communes (un squelette, un noyau cellulaire…) plutôt que par leur absence. Dans la même logique, les « protistes » (qui réunissaient autrefois tous les eucaryotes n’appartenant ni aux champignons, ni aux plantes, ni aux animaux) n’ont plus d’existence propre et sont désormais répartis dans une multitude de lignées. Enfin, les analyses génétiques révèlent que les microorganismes échangent en permanence de l’ADN à l’intérieur comme à l’extérieur des espèces. Ce qui complique sérieusement la recherche d’ancêtres communs à partir des gènes transmis par la descendance. Le concept d’arbre du vivant est ainsi amené à évoluer vers quelque chose qui s’apparente plus à un réseau buissonnant.
Insecte, crustacé, ver ?
On le croirait directement sorti de La Guerre des étoiles. Une tête sur huit pattes, qui se déplace lentement et résiste à tout : températures extrêmes, hautes pressions, sécheresses, radiations… Le tardigrade (« marcheur lent » en latin), également surnommé ourson d’eau, mesure moins d’un millimètre et se trouve un peu partout sur la planète. D’un point de vue anatomique, il se rapproche des arthropodes (insectes, araignées, crustacés) avec son corps segmenté, ses appendices latéraux et son système nerveux complexe. Toutefois, une récente analyse génétique (1) prouve qu’il est plus proche des nématodes (vers ronds).
1. Y. Yoshida et al., “Comparative genomics of the tardigrades Hypsibius dujardini and Ramazzottius varieornatus”, in Plos Biology, 27 juillet 2017
L'organisation du vivant
L’animal disparu le plus étrange...
Les fossiles représentent en quelque sorte le registre d’état civil du vivant : ils permettent de comprendre quelles espèces ont donné naissance à quelles autres. Découverts en 1834 par Charles Darwin en Amérique du Sud, les fossiles de Macrauchenia patachonica constituaient un mystère pour les chercheurs. L’animal possédait un corps de chameau, des pieds de rhinocéros et une trompe de tapir. En 2017, une étude génétique (1) réalisée à partir d’un os a permis de le classer parmi la famille des périssodactyles qui regroupe les chevaux, les tapirs et les rhinocéros.
1. M. Westbury et al., “A mitogenomic timetree for Darwin’s enigmatic South American mammal Macrauchenia patachonica”, in Nature Communications, 27 juin 2017
Une classification mouvante
Plus les données sur les espèces se multiplient, plus leur classification évolue et se complexifie.
Les premières classifications se basaient sur l’observation de caractéristiques visibles à l’œil nu, que l’on comparait systématiquement à celles retrouvées chez l’Homme. Au XVIIIe siècle, Carl Von Linné met au point une classification avec sept niveaux hiérarchiques* (les taxons) : une espèce appartient à un genre, qui appartient à une famille, etc. C’est la naissance de la taxonomie dont beaucoup de concepts persistent encore de nos jours. Jean-Baptiste Lamarck fut le premier à suggérer, à la fin du XVIlIe siècle, que les espèces pouvaient en réalité se transformer, ce que démontrera Darwin quelques décennies plus tard. Non seulement les espèces évoluent au cours du temps mais elles transmettent aussi certains de leurs nouveaux caractères à leur descendance. Autrement dit, un caractère identique trouvé chez plusieurs espèces a probablement été légué par un ancêtre commun. C’est le cas, par exemple, des poumons alvéolés que l’on retrouve notamment chez les mammifères, amphibiens, tortues ou crocodiles. Désormais, la classification des espèces est fondée sur une recherche de parenté entre espèces. C’est le début de la phylogénie et l’émergence du concept d’arbre du vivant. Cette nouvelle classification s’est d’abord faite sur la base des caractères anatomiques des espèces, avant que les données génétiques (nombre et forme des chromosomes) et moléculaires (séquences d’ADN) ne s’en mêlent et finissent pas faire voler en éclats bon nombre de certitudes. Les classifications des espèces sont donc sans cesse remises en cause.
Animal ou végétal ?
L’anémone de mer, classée dans le règne animal, abrite dans ses cellules des algues photosynthétiques, c’est-à-dire capables, comme les plantes chlorophylliennes, de convertir la lumière en sucre. Cet animal serait-il en train de devenir une plante ? La réponse est non. On sait désormais, grâce aux analyses génétiques, que les chloroplastes des plantes sont des reliques de bactéries « avalées » par de lointains aïeux. Rien n’empêche donc d’autres espèces qui ne sont pas des végétaux d’avoir fait de même.
Source : Jamais seul, Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, par Marc-André Sélosse, Ed. Actes Sud (2017)
L’ADN réserve des surprises !
Nicolas Puillandre, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, revient sur l’apport du séquençage de l’ADN dans la classification des espèces.
La fin des protistes
Les euglènes, ces microorganismes de couleur verte avec un œil rouge, se développent dans les eaux stagnantes. Ils possèdent, comme les plantes, des chloroplastes dans leurs cellules et peuvent se nourrir grâce à la photosynthèse. Mais ils peuvent aussi se nourrir de proies et se déplacer grâce à un flagelle natatoire, comme les animaux ! On les a d’abord classés parmi les « protistes », un règne qui regroupait tout ce qui n’était ni animal ni végétal, mais ce règne fourre-tout a fini par être abandonné. Ils sont aujourd’hui classés dans le règne des discicristés.
La surprenante intelligence du blob
Le blob bouleverse nombre de nos certitudes : oui, même un organisme unicellulaire peut apprendre et transmettre des informations !
Le blob défie l’entendement des biologistes. Il s’agit d’un être unicellulaire mais sa cellule géante est truffée de noyaux, qui peuvent chacun devenir un être à part entière s’ils sont extraits de l’ensemble. Il a des allures de champignon et peut se reproduire comme eux grâce à ses spores. Mais il produit aussi des pigments comme une plante. Et il se déplace et se nourrit comme un animal. Plus étonnant encore : alors qu’il est dépourvu de système nerveux, il peut apprendre et même transmettre de nouvelles informations à ses congénères. La preuve : des chercheurs ont entraîné plus de 2000 blobs à passer outre leur aversion au sel et à franchir ainsi un pont couvert de chlorure de sodium pour aller chercher leur nourriture. Au bout du sixième jour, ces blobs ont été placés avec d’autres blobs non entraînés : lorsqu’ils se rencontraient, ils fusionnaient et les nouveaux blobs traversaient ensuite le pont de sel sans hésiter (1) ! Où donc classer cet organisme dans l’arbre du vivant ? Seule certitude : il appartient au domaine des eucaryotes car son ADN se trouve à l’intérieur d’un noyau, contrairement aux bactéries et aux archées. Grâce au séquençage de son génome en 2015 (2), il a été classé dans le règne des amoebozoaires, un groupe frère du nôtre (les métazoaires), duquel nous aurions divergé il y a plus de 1000 millions d’années. Au sein de ce règne, le blob a trouvé sa place dans la classe des myxomycètes, un groupe d’espèces unicellulaires longtemps confondu avec celui des champignons.
Portrait-robot de blob
Voici le blob, alias Physarum polycephalum, un être vivant unicellulaire que l’on trouve dans les sous-bois et sur lequel des biologistes ont jeté leur dévolu. Cette cellule géante double de volume chaque jour (jusqu’à atteindre plusieurs mètres carrés !), se déplace, choisit sa nourriture, se reproduit de manière asexuée, sexuée (on lui connaît plus de 720 types sexuels différents !) ou par clonage. Si vous la coupez en morceaux, vous obtiendrez autant de petits blobs qui ne mourront que s’ils sont exposés à la lumière ou privés d’oxygène.
Nous sommes tous des chimères !
Dans la mythologie nordique, Asgard est le domaine des dieux, situé au centre du monde. Depuis 2015, Asgard représente également un groupe d’organismes unicellulaires, à partir desquels l’ensemble des eucaryotes aurait évolué, et dont le premier spécimen a été découvert à 2 300 mètres de profondeur à côté d’une source hydrothermale (photo). Classés parmi les archées, l’analyse de leur génome révèle qu’ils sont nos plus proches parents microbiens. Plus tard, cette lignée aurait établi une symbiose avec au moins une bactérie capable de respirer l’oxygène (nos mitochondries actuelles), marquant le début des cellules eucaryotes. Nous sommes donc, comme l’ensemble des espèces eucaryotes, des chimères !
Les virus dans l’arbre du vivant ?
Non, répondait-on habituellement, car ils ne sont pas autonomes : ils ont besoin d’autres cellules pour vivre et se reproduire. Or, certaines bactéries aussi sont dépendantes des cellules qu’elles infectent, et sont pourtant classées parmi les organismes vivants (comme les chlamydies, responsables d’infections chez l’humain). Des chercheurs estiment que les virus pourraient avoir perdu leur autonomie au cours de l’évolution. Ce qui expliquerait la complexité de certains d’entre eux, comme les virus géants (ici, un mimivirus) et leurs 2 500 gènes qui n’ont rien à voir avec ceux des trois branches du vivant (archées, bactéries, eucaryotes). Faut-il créer une nouvelle branche pour eux ?