Sans les virus, nous ne serions pas là
Publié le - par Yseult Berger
Chantal Abergel et Jean-Michel Claverie sont deux scientifiques dont les travaux ont bouleversé la connaissance sur les virus. Cofondateurs d’un laboratoire d’excellence à Marseille, pionniers dans l’étude des virus géants, ils sont concernés à plus d’un titre par la sévère mise à l’épreuve qu’impose actuellement SARS-CoV-2 à l’espèce humaine…
Épisode 4 de la série « La science confinée ».
Ils sont partout ! L’eau de mer, la troposphère ou encore la terre de nos jardins sont remplies de virus. Pas de panique, ces virus, dits environnementaux, sont quasiment tous inoffensifs envers les êtres pluricellulaires que nous sommes. Une étude a pris le risque en 2007 d’en estimer la quantité sur Terre : ils seraient plusieurs milliards de trilliards (1031), c’est bien plus que le nombre d’étoiles de notre galaxie.
Et puis surtout, le vivant en a besoin. Notre microbiote intestinal, par exemple, est composé majoritairement de bactéries et de virus, ces derniers régulant surtout la population des premières. « On commence tout juste à prospecter la diversité virale. Grâce à la métagénomique [méthode d’étude du contenu génétique d’échantillons issus d’environnements naturels, NDLR], on détecte beaucoup de fragments de génome inconnus dans les milieux que nous étudions. Ce sont autant de nouvelles espèces qu’il va falloir isoler. Tout est encore à découvrir en ce qui concerne les virus ! » s’enthousiasme Chantal Abergel.
Le laboratoire Information génomique et structurale (IGS), cofondé avec son mari Jean-Michel Claverie il y a 25 ans, leur a permis de conduire des travaux très originaux, et de caractériser en 2003 le premier virus géant, répondant au doux nom de « Mimivirus ». Trouvé en 1992 dans le système de climatisation d’un hôpital anglais, ce microorganisme confondu avec une bactérie patientait alors sagement au fond d’un congélateur…
Inutile de préciser que les activités foisonnantes du laboratoire marseillais sont au point mort pour le moment. « Comme vous le voyez, nous travaillons dans la même pièce avec mon mari, nous partageons la table de la salle à manger ! Globalement, tout s’est arrêté au labo, mais Jean-Michel peut continuer ses travaux de bio-informatique à distance. »
Seuls quelques employés sont autorisés à se rendre dans les locaux de l’IGS, pour maintenir en vie les précieuses lignées cellulaires au sein desquelles sont scrutés les cycles infectieux des virus. « En temps normal, les surprises sont quotidiennes. Il y a énormément de circonstances dans lesquelles on se retrouve face à des résultats non anticipés ! les mimivirudés [famille de virus géants à laquelle appartient Mimivirus, NDLR] ont une machinerie protéique qui leur est tout à fait spécifique et qui n’existe aucunement dans le monde cellulaire. »
Quant au Pandoravirus, le dernier géant à avoir rejoint le tableau de chasse de l’équipe, son génome est si complexe (plus encore que celui de certains organismes eucaryotes) qu’il secoue très franchement l’arbre de la vie.
Stop aux préjugés
Ils ont beau être composés de matière organique, sans leur hôte, les virions ou particules virales demeurent parfaitement inertes. Qu’ils patientent au frais dans les sédiments des fonds océaniques, dans le sol, ou dans une conduite de climatiseur, ils peuvent se conserver pendant des millénaires (et peut-être même plus).
Puis, une fois introduit dans un hôte compatible, le virus se met à exister et détourne entièrement la machinerie cellulaire à son profit. Pour se répliquer. Mais chaque virus a ses méthodes, parfois d’une complexité telle que l’on se demande qui de la cellule ou du virus est le plus évolué.
« Ce que nous postulons avec Jean-Michel, c’est que les virus se sont développés en même temps que les premières cellules, dès l’émergence de la vie. Selon nous, il y a tout de suite eu des collaborations entre les deux entités. Mais en bout de course, les virus sont devenus les "loosers" de la compétition, tandis que les cellules ont gagné. Les virus n’ont alors pu survivre et continuer à se propager qu’en devenant les parasites des cellules. Cette histoire, cette narration, permet de faire apparaître l’élément de coopération, qui est crucial quand on regarde l’histoire évolutive de la vie. Je suis personnellement convaincue qu’il y a eu de la collaboration dès les prémices du vivant, sans quoi le monde cellulaire n’aurait pas pu voir le jour. »
Il est certain que la période actuelle n’est pas propice à nous faire tomber sous leur charme, mais sans les virus, les mammifères n’auraient par exemple jamais existé.
« C’est un virus qui a permis la création du placenta grâce à une protéine capable de faire taire le système immunitaire, évitant ainsi qu’il y ait un rejet de l’enfant par la mère. Au sein du règne animal, les virus ont donc permis de passer du statut d’ovipare où la coquille isole l’embryon de la mère, au statut de mammifère. »
La perturbation des écosystèmes accroit les risques pandémiques
Hélas, les perturbations que nous, les humains, infligeons aux écosystèmes peuvent nous mener droit vers la catastrophe. Nos activités économiques débridées accroissent le risque de déloger de leurs réservoirs naturels des virus à fort potentiel pathogène pour l’homme.
Dans les années 1940, le VIH est apparu à la suite de chasses de grands singes au Cameroun. De même, la promiscuité entre certains habitants de Wuhan avec des animaux sauvages a permis tout récemment au coronavirus SARS-CoV-2 de passer la barrière des espèces.
Un autre réservoir de pathogènes, géologique cette fois, commence sérieusement à faire parler de lui. Il occupe des millions de kilomètres carré sur des centaines de mètres d’épaisseur : c’est le pergélisol (ou permafrost) arctique. Revenons sur les travaux qui ont valu à nos deux chercheurs une seconde célébrité internationale : la réactivation d’un virus géant « endormi » depuis (au moins) 30 000 ans dans un morceau de terre gelée sibérienne.
« En 2014, nous avons publié le premier article où nous avons montré que des virus enfermés dans le pergélisol profond étaient réactivables dans la mesure où on leur fournit un hôte compatible. Nous avons immédiatement tiré la sonnette d’alarme. Même si ça a fait le buzz à l’époque, c’est encore largement sous-médiatisé et sous étudié. »
Chantal Abergel et Jean-Michel Claverie, qui sont les seuls scientifiques à avoir mené une telle expérience, s’inquiètent du brassage du pergélisol par le secteur des énergies fossiles. Le réchauffement climatique rend ces territoires de plus en plus accessibles, aiguisant les appétits de nombreuses compagnies… « Cela va remettre en surface des couches de matière organique qui sont vieilles de plusieurs dizaines de milliers d’années, voire de millions d’années, et si jamais les ouvriers se trouvent au contact de pathogènes, on risque de se retrouver avec un risque pandémique équivalent à ce que nous sommes en train de vivre avec le coronavirus. »
Des virus qui ont sévi chez nos ancêtres
L’échantillon de pergélisol vieux de trente millénaires nous fait remonter le temps jusqu’à l’extinction de Neandertal. Il est naturel d’imaginer que des virus qui ont sévi sur des populations humaines, y compris éteintes, seraient compatibles avec l’homme contemporain. De plus, la contamination interespèce s’est également illustrée dans ces régions. En 2016 en Sibérie, un garçon de 12 ans a été tué par l’anthrax et une vingtaine de personnes ont été infectées, à la suite du dégel d’un cadavre de renne contaminé il y a 70 ans. « Mon sentiment, c’est que notre message sur le pergélisol va passer d’autant mieux que nous traversons cet épisode de coronavirus. Ça, c’est clair », se rassure Chantal Abergel. « On ne reviendra jamais en arrière en termes d’innocence par rapport à ce que peut être une pandémie. »
Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.