L'idotée, le crustacé « pollinisateur des mers »
Publié le - par Le blob.fr, avec l'AFP
La pollinisation est-elle née sur terre avec les abeilles ou des millions d'années plus tôt, au fond des océans ? La découverte du rôle de l'idotée, un crustacé marin, dans la fécondation des algues rouges, chamboule la connaissance des interactions entre animaux et végétaux. « Ça faisait 25 ans qu'on se posait la question », sourit Christophe Destombe, professeur à Sorbonne Université, attablé dans la bibliothèque de la station biologique de Roscoff (Finistère). Jusqu'à présent, la plupart des scientifiques excluaient l’intervention des animaux dans la fécondation des algues. « Il y avait le dogme qu'en milieu marin, la plupart des fécondations se faisaient par mouvement d'eau », explique Myriam Valero, généticienne des populations et directrice de recherche au CNRS.
Mais les gamètes mâles des algues rouges ont une particularité inhabituelle : elles n'ont pas de flagelle, contrairement aux spermatozoïdes. Elles ne peuvent donc pas se déplacer dans l'eau pour rejoindre la gamète femelle qui est, elle, immobile. Or, « on s'est aperçu qu'avec les algues rouges, il y avait toujours un petit crustacé, qui s'appelle une idotée. On s'est dit que la présence de ces idotées jouait peut-être un rôle dans la reproduction », raconte M. Destombe.
Quand les deux chercheurs créent un laboratoire de génétique et de biologie évolutive des algues à Roscoff, au début des années 2000, « une des idées au départ, c'est de tester cette hypothèse », explique Mme Valero. Mais travailler avec du matériel vivant, mal connu et dont les organes reproducteurs sont cachés, relève du parcours du combattant. Lors de la première expérience, toutes les algues meurent. Trois expériences sur des algues rouges au Chili échouent à nouveau. « C'était horrible, quelle frustration! », se souvient Marie-Laure Guillemin, professeure à l'Université Australe du Chili, spécialiste de l'évolution des algues.
Fin 2019, une doctorante, Emma Lavaut, peut enfin se consacrer à 100% à cette question et affiner le protocole expérimental : des algues rouges mâles et femelles, espacées de 15 cm, sont placées dans des aquariums, certaines avec des idotées, d'autres sans.
20 fois plus de fécondations
Dans l'aquarium avec idotées, ces dernières se déplacent d'une algue à l'autre, déplaçant des gamètes mâles qui viennent se coller sur leur carapace. La chercheuse observe dans cet aquarium vingt fois plus de cas de fécondation que dans l'aquarium où le crustacé marin est absent. L'expérience est répliquée pour s'assurer que les fécondations ne sont pas dues au simple mouvement d'eau provoqué par les idotées. Le crustacé est alors plongé une heure avec des algues mâles avant d'être sorti de l'eau puis plongé dans un aquarium avec les seules algues femelles. Là encore, des fécondations sont observées.
Chaque expérience est reproduite cinq fois et conduit à la même conclusion : le crustacé, de 8 mm en moyenne, joue un rôle majeur dans la reproduction des algues, en transportant les gamètes mâles vers les algues femelles. « Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant de fécondation, à ce que ça soit aussi flagrant, clair et net », reconnaît Emma Lavaut.
Fin juillet, l'article sur ce « pollinisateur des mers »fait la couverture de la prestigieuse revue Science. Car cette découverte chez les algues rouges, vieilles de plus de 800 millions d'années, suggère que l'apparition de la fécondation par les animaux aurait pu survenir dans le milieu marin, bien avant la colonisation du milieu terrestre il y a 450 millions d'années.
« Les espèces sont encore plus interdépendantes qu'on ne le pensait », note Emma Lavaut. En plus de les féconder, les idotées se nourrissent en effet des bactéries présentes sur les algues rouges, contribuant ainsi à les nettoyer et à favoriser leur photosynthèse. De la même couleur, elles y trouvent aussi un refuge contre les prédateurs.
Pour Myriam Valero, il convient désormais « de regarder un peu partout » pour vérifier si ce genre d'interactions existe chez d'autres espèces marines. « Ça nous ouvre des nouvelles questions. Il n'y a pas de raison qu'il y ait qu'une seule espèce qui utilise ce système », approuve Marie-Laure Guillemin.