Gaëlle Clavandier : « Des centaines de milliers de personnes affectées dans leur deuil »
Publié le - par Barbara Vignaux
Sociologue et anthropologue à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, Gaëlle Clavandier a beaucoup travaillé sur l’évolution du rapport à la mort, à la fois dans les modalités de sa prise en charge et dans ses représentations. Elle s’intéresse également au phénomène des « morts collectives », notamment dans le cadre de catastrophes. Autant de raisons pour suivre de près l’épidémie de SARS-CoV-2…
Dernier épisode de la science (dé)confinée.
« Ce qui a été le plus difficile, pour moi, en tant que chercheure, c’est d’avoir dû penser en direct mes travaux, raconte Gaëlle Clavandier. Cette immédiateté, ce n’est pas le temps habituel de la recherche qui suppose de formuler des hypothèses, déposer un projet de recherche, échanger avec l’équipe, etc. »
L’auteur de Sociologie de la mort (Armand Colin, 2009) a « plongé dans le bain », donc. « J’ai dû me décider rapidement, mais ça fait 25 ans que je travaille sur le deuil, la mort, les rituels funéraires ! Difficile de rester en retrait, donc. Et si j’imaginais être sollicitée par les médias, je l’ai aussi été par les chercheurs et surtout par les acteurs professionnels. »
En réponse à un appel d’offres de l’Agence nationale de recherche (ANR), elle rédige un projet avec trois autres chercheurs en 48 heures – un week-end : « Les jours fériés, les week-ends disparaissent en période de confinement ! » But de la recherche : étudier la réponse funéraire à la pandémie de Covid-19. Une enquête en temps réel un peu délicate, mais dont Gaëlle Clavandier apprécie la valeur : « Il fallait absolument que des chercheurs s’emparent de la question, la documentent. Lors de la canicule de 2003, on est passé à côté du recueil de données en temps réel, d’un point de vue scientifique. Mais il est vrai que cette crise avait été singulièrement plus rapide ».
Crise de mortalité
Le projet validé par l’ANR, Gaëlle Clavandier débute les entretiens avec des personnes endeuillées et l’ensemble des acteurs professionnels : chambres mortuaires hospitalières, état civil, opérateurs funéraires, services des cimetières, crématoriums, etc. Par chance, des amis vivant à côté, partis se confiner à la campagne, lui laissent les clés de leur appartement, converti en bureau provisoire. Cela lui permet de maintenir à une distance relative ses deux enfants… « même s’ils connaissent bien sûr mes sujets de recherche ».
Très rapidement, Gaëlle Clavandier observe ainsi « les germes d’une crise de mortalité et d’une crise du funéraire impliquant les familles endeuillées et l’ensemble des professionnels à leurs côtés ». Dès le 25 mars, elle publie dans Le Monde, avec d’autres chercheurs, une tribune à ce sujet.
Ce texte souligne notamment que pour les proches d’une personne décédée du Covid-19, les conditions de l’adieu et potentiellement du deuil sont très difficiles : soins de conservation du corps interdits ; une à deux personnes seulement autorisées à assister à la mise en bière ; mise en housse rapide ; pas de présentation en salon funéraire… « Dans nos entretiens, des familles ont mentionné avoir été confrontées à des cercueils fermés ou des housses. Une expérience très dure, sans compter qu’elle risque de nourrir des craintes ancestrales d’un point de vue anthropologique, comme la permutation de personnes ou le cercueil vide. »
En outre, le décès peut intervenir après le délicat choix de s’être éloigné, ou au contraire rapproché du défunt. « Rester chez soi ? Retourner dans la maison de famille, auprès de ses parents ? Certaines personnes, marquées par la canicule de 2003, n’ont pas voulu courir le risque de laisser leurs parents isolés. L’arbitrage a été difficile. »
Au-delà des personnes touchées par l’épidémie, les obsèques ont été bousculés durant deux mois : crématoriums fermés au public – la crémation concerne un tiers environ des décès –, conditions d’accès restrictives aux hôpitaux et aux funérailles, nombre de personnes limité aux enterrements, impossibilité de rapatrier le corps à l’étranger ou même dans les territoires d’outre-mer… « Il ne s’agit donc pas seulement d’une crise de mortalité épidémique, mais aussi d’une crise des rituels funéraires, de la mort, explique Gaëlle Clavandier. En France, il y a en moyenne 50 000 décès par mois.Plus de 100 000 obsèques ont donc été bousculées, voire entravées en deux mois, soit plusieurs centaines de milliers de personnes affectées ! »
Services « funéraires », grands oubliés
Le recours au numérique a parfois permis de compenser les conditions drastiques des obsèques. « Certaines personnes endeuillées ont diffusé la cérémonie et l’inhumation en visioconférence, rapporte la chercheuse. Plus de 300 personnes y assistaient parfois de cette manière ! Cela n’aurait pas nécessairement été le cas si l’inhumation s’était déroulée en présentiel. »
Un autre sujet préoccupe Gaëlle Clavandier, le sort des services traitant des questions funéraires : « Les pompes funèbres, les cimetières, les services d’état civil, les crématoriums, les chambres mortuaires hospitalières sont les grands oubliés de l’épidémie ». En 2003, déjà, ils avaient dû intervenir dans des conditions éprouvantes, lorsque les corps avaient été dégradés par la chaleur. Mais l’épreuve avait été de plus courte durée que celle liée au SARS-CoV-2. Et ils ne redoutaient pas, alors, une transmission virale : « Les opérateurs funéraires, eux aussi, manquaient de masques. Pourtant, à ma connaissance, note la chercheure, le pouvoir politique n’a jamais mentionné les opérateurs funéraires ni les services des cimetières ou de l’états civil, qui ont assuré la continuité de service public ! »
Pourquoi une telle indifférence envers ces métiers ? Plusieurs raisons cumulées, sans doute, avance Gaëlle Clavandier : « Besoin de se maintenir dans la vie et de concentrer les efforts sur les services de soins ; répugnance à s’inquiéter pour les professionnels du “sale boulot” ; peur anthropologique de la contagion de la mort ».
Des rituels collectifs ?
Le pic de l’épidémie étant passé, comment se mettra en place une ritualité funéraire au cours des prochains mois ? Dans les régions les plus touchées – Grand Est, Île-de-France, Hauts-de-France – il faudra sans doute plusieurs mois pour que les urnes cinéraires soient remises aux proches du défunt. Des centaines d’urnes ont en effet dû demeurer dans les crématoriums, dans l’attente d’une dispersion des cendres par les familles : « Les professionnels anticipent ces questions et veillent à une remise décente, évitant une restitution trop rapide, ou l’apparition de files d’attente ».
Tout cela, en apportant un réconfort aux proches : « Des collègues psychologues sont inquiets des conséquences traumatiques et de possibles deuils pathologiques », signale Gaëlle Clavandier. Et cela, qu’il s’agisse de familles croyantes ou pas : « Faute de lieu disponible comme une salle municipale ou un crématorium, ce sont les cérémonies d’obsèques civiles les plus touchées. Mais on en parle moins que des cérémonies religieuses, comme si c’était à l’individu de prendre en charge cette épreuve, parce qu’il s’agit d’un rituel funéraire civil ». Cette crise pourrait être l’occasion de réfléchir à l’instauration de cérémonies civiles pour les obsèques, comme il en existe aujourd’hui pour les baptêmes républicains.
Côté recherche, il est nécessaire de poursuivre le collecte de données en cette période de déconfinement, puis dans les mois qui suivront en vue d’étudier les récits et le souvenir cette fois. Ainsi, plusieurs centaines de milliers de personnes étant concernées, des élaborations collectives, notamment rituelles, apparaîtront-elles ? Sur le modèle, par exemple, de ce qu’avaient imaginé des militants homosexuels à la fin des années 1980 pour commémorer les personnes atteintes du sida. Ou de la période postérieure aux attentats de 2015 et de 2016 : bougies, photos, dépôts de fleurs, portraits de victimes dans les journaux… autant de manières d’inscrire les morts individuelles dans une histoire collective.
Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.