David Le Breton : « Le confinement oblige à la créativité personnelle »
Publié le - par Barbara Vignaux
Le confinement offre à David Le Breton un terrain d’observation privilégié. Professeur à l’université de Strasbourg, cet anthropologue et sociologue s’intéresse notamment aux représentations du corps, à la place du rire et au rôle de la sensorialité, auxquels il a consacré plusieurs livres. Silence, lenteur, plaisirs quotidiens : il place dans l’après-confinement ses espoirs d’un monde pacifié. Épisode 8 de la série « La science confinée ».
Quel regard jette le « phénoménologue de la vie quotidienne » sur notre situation ?
Me frappe tout d’abord le fait que le corps est devenu le lieu de toutes les menaces. À juste titre, le discours médical nous exhorte à nous protéger à travers masques, gants, distance… Cela renvoie paradoxalement à une forme de puritanisme : en puissance, le corps devient périlleux ; les embrassades, les accolades, le contact, le toucher sont proscrits.
Difficile de savoir ce qu’il en restera après le confinement ! Les rites d’interaction sont profondément transformés, entrée et sortie. La bise était déjà mise en question. Rite de contact homme-femme ou femme-femme, elle souffre d’une petite incertitude : une bise, deux ou trois ? Une bise après une discussion chaleureuse est-elle invasive ou bienvenue ?
Je formule donc l’hypothèse que se maintiendra la poignée de main : neutre, rapide et anonyme. La bise, elle, disparaîtrait plus facilement. Mais les sciences sociales ne sont pas une futurologie !
Vous vous inquiétez de l’effacement de la conversation au profit de la communication. Le confinement ne corrige-t-il pas cela ?
Nous ressemblons de plus en plus à des hikikomoris [terme japonais apparu dans les années 1990, qui désigne l’isolement social prolongé d’un jeune, NDLR] qui s’enferment six mois, un an ou deux ans, refusant de voir leur famille et leurs amis : reclus dans leur confinement solitaire, mais connectés au monde.
Plongés dans la solitude de nos appartements, nous vivons en ce moment le triomphe de la communication, qui emprunte le médium technologique, désormais plus présent. La communication relève de l’utilitarisme, elle est sans visage, sans face-à-face : la voix est absente ou déformée, l’échange s’effectue hors de toute présence physique, et elle implique une attention très dispersée.
À cet égard, je redoute un peu l’avenir et l’envahissement de la communication dans la vie personnelle et professionnelle. La conversation, elle, est une attention partagée, un cheminement commun dans le souci du visage et de la voix de l’autre.
Vous dressez l’éloge de la lenteur, du rire libérateur… La situation actuelle vous semble-t-elle bénéfique sur ces plans ?
Un extraordinaire silence a envahi nos vies ! La circulation des voitures, des camions, des avions, parfois des chantiers, est le principal bruit de nos vies. Il s’est interrompu, et le silence confère une autre dimension à nos existences : une expérience inédite et bouleversante, un resurgissement du cosmos. On peut être à nouveau sensible au lever du soleil ; on entend les oiseaux, le vent dans les arbres. L’écrin du silence met en valeur les moindres perceptions et leurs nuances. C’est un émerveillement de redécouvrir cette métaphysique du monde.
Le silence nous renvoie aussi à l’intériorité, la méditation. Je pense qu’une immense majorité de nos contemporains jouit de ce silence. Mais il ne faut pas avoir de gouffre intérieur, car sinon le silence catalyse nos angoisses et le bruit – télévision à haut volume, musique tonitruante – devient alors un bouclier pour se protéger. Le silence est ainsi un révélateur de notre rapport au monde.
Autre aspect positif de notre situation : le resurgissement du rire comme résistance à l’adversité. On le voit sur les réseaux sociaux dans des vidéos mettant en scène des enfants farceurs ou des gens placés dans des situations burlesques. Le rire rompt l’isolement, car en riant, nous recréons une complicité, un lien social. En outre, le rire permet de reprendre le contrôle sur les menaces, de proclamer : « Mieux vaut en rire ». Le confinement ne nous enlèvera ni l’humour ni le goût de vivre.
La marche sera-t-elle, à votre avis, mieux appréciée après le confinement ?
Dans nos sociétés d’asepsie sensorielle, nous étions déjà des millions à marcher, à rechercher l’inconnu, l’insolite, la contemplation – et à vouloir ainsi pallier la perte de sacralité. L’immobilité forcée pourrait éveiller chez d’autres un immense désir d’horizon, d’ouverture sur le monde, un désir éperdu de nature.
Le confinement met en évidence le prix des choses sans prix. Sortir de chez nous n’importe quand, prendre un café sur une terrasse si l’envie nous en prend, nous baigner dans un lac : on en est privé. Tous ces moments anodins de la vie quotidienne, nos anciennes routines : nous nous apercevons qu’ils nous étaient extrêmement précieux.
En attendant, le confinement oblige à une créativité personnelle, une recherche pour continuer à nourrir le quotidien. Les sens, par exemple, sont renouvelés, avec l’ouïe – les chants d’oiseaux à nouveau audibles –, le goût – le plaisir de la cuisine… On n’est jamais prisonnier d’une situation ; sur ce plan, je me place dans l’écho de l’École sociologique de Chicago [sociologie qualitative développée entre les années 1920 et 1940 qui s’intéresse notamment au sens que les acteurs sociaux donnent à leurs actions, NDLR] : c’est nous qui construisons notre monde, qui en sommes les co-auteurs. On aura rêvé le monde pendant des semaines : à nous de le construire, après.
Actuellement, comment poursuivez-vous vos travaux ?
Je passe habituellement beaucoup de temps à voyager. C’est un paradoxe, vu mes sujets d’étude, mais on sait bien que les cordonniers sont les plus mal chaussés ! Comme d’innombrables conférences et colloques ont été annulés, je retrouve du temps, je lis énormément, j’écris énormément, je revois énormément de films avec ma compagne. Comme moi, beaucoup de collègues sont en pleine lecture, en pleine écriture, et s’étonnent du temps retrouvé.
Série d’entretiens avec des chercheurs, « La science confinée » s’efforce de mettre le confinement dans une perspective scientifique. L’occasion, aussi, de découvrir la recherche côté coulisses.